L’Univers : l'alphabet pictural de Florian Rodari

Et si regarder c’était (aussi) lire ? Car un objet – d’art, surtout – sort de l’ombre par la main de l’homme qui cherche, par ce medium, à décrire quelque chose qu’il ressent au plus profond de lui. Le résultat que l’on a sous les yeux nous invite donc à lire autant qu’à contempler, car un dessin, une estampe « possède un alphabet », nous dit Florian Rodari dans son avant-propos, c’est « une écriture ».
Cette technique donne à l’œuvre le pouvoir de nous envelopper dans son dessein quand la lithographie, par l’accusation sonore du burin qui l’a façonnée par l’intermédiaire de la pierre, emporte le regard d’une façon chaque fois différente… On pourrait donc s’amuser à comparer « l’approche sans cesse retardée du graveur » face à « l’apparente spontanéité du dessinateur ».

Oui, dessiner c’est bien écrire – autrement. C’est recouvrer la musique du faire, ce grattement de l’ustensile sur le papier ; c’est aussi revoir les différences dues à ce frottement se matérialiser : ellipses, ligatures, scansions des formes vers une trajectoire symphonique. L’esprit s’emporte vers un désir quand la main tisse d’innombrables fils sans tenir compte de la conclusion attendue, la calligraphie n’a ni dieu ni maître…

Car l’art d’écrire est en tout premier lieu un geste, fruit d’un élan, d’un désir irrépressible, si bien que le corps s’enflamme pour réaliser cet « acte de déréalisation comparable à celui que recherche le poète ».

 

L’art de calligraphie atteint ainsi à la plénitude de ses effets au moment où la lettre, le mot, la ligne voire la page entière, cessant d’être le véhicule d’un sens – fût-il le plus rare –, se dérobent dans la « pure signifiance visuelle » du trait.

 

Réunis dans ce nouvel opus de la remarquable collection « Art et Artiste », les principaux articles que Florian Rodari a écrit pour des catalogues d’expositions pour les principaux musées français et suisses. Historien de l’art, mais aussi éditeur (il crée en 1981 La Dogana) et conservateur (Fondation Jean Planque, déposée depuis 2010 au musée Granet d’Aix-en-Provence), sa formation littéraire lui a donné une sensibilité narrative que la plupart des universitaires ne possèdent pas, offrant un plaisir de lecture assez rare pour ce type d’essais.

 

Panorama de l’essentiel : de la pratique du lavis par Victor Hugo qui garde « une attitude d’ouverture et de nonchalance qui annonce la hardiesse consciemment revendiquée par les artistes qui vont occuper le devant de la scène dès 1900 », à Henri Michaux qui rentre en résistance par son écriture et son dessin par lesquels il ira rejoindre son enfance la plus lointaine et tentera d’échapper « au sens qui aimante les mots » car dans la peinture « la description n’a plus de préalable » : elle se livre tout nue, entière, sublime dans le geste imprévisible. Primale, primaire, première ! Sans omettre de parler de Tal-Coat pour qui l’art n’a de sens que s’il traduit cette sourde cohérence que nous pouvons ressentir par instants avec le vivant : il est persuadé « que l’artiste doit renouer avec une représentation du monde, tenter de rendre visible cette totalité du sensible dont, toute sa vie durant, il tentera d’identifier sous le terme de « courbe ». Lui seul parviendra à tenir le réel en haleine… Et Giacometti qui aura sa révélation à Padoue, en 1920, quand, au sortir de la chapelle de l’Arena où il venait de contempler des portraits de Giotto, trois jeunes filles marchand devant lui, déchirèrent la voile de la réalité, et lui semblèrent immenses, violentes, éclaboussées de soleil, ces impériales hétaïres de beauté révélée marquèrent à tout jamais le jeune homme. Dès lors, aux yeux de Giacometti, la vérité expressive seule pourra offrir un style, et ce sera donc la réduction de la figure à sa structure manifeste qui la rendra plus vraie : « la vérité du style s’impose à la vérité de l’apparence ».

 

Or, si le « trait de crayon est par nature décision, naissance », donnant ainsi au dessinateur l’imprimatur dans la conquête du vide, ce trou noir qui hante l’âme de tout artiste, les mots ne sont pas loin. Ainsi Florian Rodari n’en oublie pas pour autant que les premiers coups portés à l’ordre ancien le sont d’abord par les poètes, aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que ce soit Victor Hugo qui invente toutes sortes de jeux optiques impliquant symétries, rébus et trompe-l’œil ; annonçant les Avant-gardes et le Surréalisme avant l’heure. Lui, qui dans ses poèmes ne perdit jamais pied, osa s’aventurer dans le dessin bien plus qu’au bord du vide : « sa plume se jette à l’eau », littéralement (sic). Transcrivant ce qui boue au plus profond de son âme. « Il est ainsi possible de déceler dans [ses dessins], notamment dans ceux qui datent des années de l’exil dans les îles, une chute progressive de la responsabilité, un abandon de la main à la dissolution de l’encre. »

 

Avec des études sur les dessins de Jean-Jacques Gut ou Marie-Anne Poniatowska ; les sculptures de Claude Mellan ou les photographies de Jacques Henri Lartigue, le lecteur aura parcouru une (grande) partie des possibles de l’univers artistique pris dans les rets de l’énoncé comme filet à papillons pour retenir le temps, à défaut de le capturer. Par l’image la mémoire se met à agir, l’existant qui n’est plus n’en est pas pour autant totalement perdu…

 

François Xavier

 

Florian Rodari, L’Univers comme alphabet, Gallimard, coll. « Art et Artistes », mars 2016, 260 p. – 23,00 €

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