Dave Eggers : "1984" version 2.0

Le XXIe siècle attendait son 1984. Le voici : il s’intitule Le Cercle et est signé du quadragénaire américain Dave Eggers. Peut-être ce livre est-il encore plus alarmant que celui d’Orwell, qui construisait sa dystopie en projetant vers le futur les éléments du totalitarisme qui lui étaient contemporain. Dans Le Cercle, nous évoluons au présent. C’est-à-dire que les technologies (les puces naines, les logiciels informatiques, les moyens de télécommunication et de surveillance, les drones, etc.) qui foisonnent en ces pages, nous en disposons déjà. Eggers s’est contenté – mais quel considérable travail intellectuel il y a derrière ce mot ! – d’en maximiser l’utilisation et les applications, d’en saturer le quotidien de ses personnages, de les rendre indispensables à leur (sur)vie. L’auteur propose dès lors une œuvre qui n’est ni de l’anticipation ni de la science-fiction, mais bien une amplification maximale du paradigme technique de notre civilisation.

C’est l’histoire de Mae qui arrive au Paradis. Enfin, sa version à elle du Paradis, soit Le Cercle. Seul un être aux capacités intellectuelles limitées qualifierait cette structure de banale « entreprise ». L’homo communicans, lui, comprend que le Cercle est une Communauté, un ensemble organique où toute individualité participe au développement d’un ensemble qui le dépasse et l’englobe, afin de le hisser au sommet de l’excellence. Pour y entrer, inutile d’envoyer un CV ou de tenter de décrocher un entretien d’embauche : c’est le Cercle qui vous appelle. Mae a ainsi été cooptée par l’une de ses anciennes amies de fac, Annie, la battante, la gagnante, la never sleeping woman qui est arrivée à se tailler une place parmi les Quarante qui forment le conseil de gestion du Cercle. Au sommet du Cercle, il y a le trio suprême des Pères Fondateurs, qui ont chacun amené de leur génie et de leur audace pour créer cet Eden de la connectivité. On les voit rarement ensemble, mais eux connaissent chacun des « employés »…

Voici donc Mae sortie de l’enfer médiocre que représentait son ancien job dans le service public grâce à la salutaire main tendue par Annie, devenue à ses yeux un modèle d’épanouissement. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dès que l’on fait partie du Cercle : toutes les conditions de bien-être doivent être fournies à l’employé afin qu’il n’ait qu’à se concentrer sur son travail. Matériel optimal (un téléphone où sont rassemblées toutes les données personnelles), services à gogo (depuis la garderie pour bébés – entendez les animaux domestiques – jusqu’aux espaces de détente et de massage, salles de sport, lieux de spectacles, chambres individuelles en cas de séjour prolongé dans l’enceinte, etc.), soins de santé (via un bracelet enregistrant la moindre de vos données anatomiques)… Bref, la prise en charge est complète, le Cercle vous offre une existence all inclusive.

Et le travail, en quoi consiste-t-il ? Essentiellement à gérer des questions posées en ligne par des clients à propos de nouveaux produits dont Le Cercle teste la validité avant leur placement sur le marché ; plus largement à évaluer le monde du lendemain en se basant sur l’avis des consommateurs et en gagnant, au passage, leur totale confiance. Devant Mae, trois écrans : le premier lui sert à mener son « expérience client » et à en recevoir l’évaluation directe (une note en dessous de 95 sur 100 est préoccupante), le second la maintient en relation avec ses supérieurs hiérarchiques, le troisième enfin concerne la vie de la communauté, la socialité en réseau, l’appartenance à des groupes d’intérêt ou le soutien de justes causes, l’agenda des loisirs, bref ce qui est en dehors du boulot… mais toujours dans le Cercle. La collègue Gina l’a très clairement expliqué : il y a une gradation de priorités, le premier écran étant vraiment le plus important. Le deuxième est très important également. Et le troisième aussi, cela va sans dire. En fait, ils sont tous importants à égalité, mais parfois davantage l’un que l’autre, cela dépend des priorités du moment. OK ? Et il ne faut pas oublier de consulter régulièrement le portable, histoire de ne rien louper.

Le malaise du lecteur s’installe très rapidement face au flux d’informations que doit gérer la jeune fille, ainsi qu’aux délicats quiproquos imputables à sa maladresse de débutante. Ainsi, une réunion est-elle convoquée d’urgence parce que Mae a négligé de répondre à Alistair, qu’elle ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, mais qui l’avait aimablement invitée par trois fois à rejoindre son groupe de « passionnés du Portugal ». Alistair a pris ce mutisme comme un affront personnel et, au bout du rouleau, a préféré en référer au superviseur d’équipe, Dan. Au terme d’un dialogue ubuesque – mélange de mise à la question jésuitique et de manipulation dianétique – dont Mae sort bien convaincue qu’elle doit désormais veiller à la fluidité des rapports avec ses nouveaux « amis », le trio communie en faisant fi des rangs sur l’organigramme, dans un hug consolatoire qui retisse les liens mis en péril par le malentendu.

Mais Le Cercle dépasse de très loin le stade la satire socioprofessionnelle, voilà pourquoi ce roman ne fait pas sourire – ou alors d’une de ces moues ébahies que l’on assortit d’un « C’est pas possible ! » incrédule. Car nous sommes dans un monde où l’on est moins indulgent envers les fautes de sociabilité qu’envers celles d’incompétence ; nous sommes dans un monde de l’afflux des données, de la sollicitation incessante, de la susceptibilité naissant d’un message mal pesé ; nous sommes dans l’injonction paradoxale permanente et l’oxymore en rafale (la facilité complexe, la gratuité payante, le réel virtuel).

Dave Eggers nous plonge ainsi dans un cauchemar d’autant plus déroutant qu’il n’a rien de sombre, il est au contraire lumineux jusqu’à l’aveuglement, parfaitement transparent. Son premier trait de génie est d’avoir su rendre à la perfection le mouvement de la pensée quand elle doit se fragmenter entre plusieurs interlocuteurs, passer du superficiel au crucial en un clic, surfer sur un tsunami d’informations de valeurs différentes mais toutes mises sur le même pied !

Le second est d’avoir articulé le projet du Cercle non pas avec une idéologie totalitaire comme le fit jadis Orwell, mais avec les fondements et les mécanismes mêmes de la démocratie participative. Un système qui, prônant l’épanouissement de l’individu par l’exercice d’une liberté en permanente délibération avec celle d’autrui, aboutit fatalement à la dictature de quiconque sur chacun. Le Cercle ne croît et ne se cimente que grâce à la docilité de ses membres à émettre leurs avis de citoyens-consommateurs sursollicités, à la mise en disponibilité panoptique et panchronique de leur image – à l’instar de cette sénatrice qui inflige à ses pairs une leçon d’éthique en acceptant que ses moindres faits et gestes soient enregistrés 24 heures sur 24.

Le troisième est d’avoir mis en évidence que la visée ultime de notre société spéculaire est l’abolition de tout secret, de toute intériorité inaccessible au contact et au partage, de toute intimité. Le viol des consciences n’est pas l’apanage des dictatures noires ou rouges ; il est aussi le fantasme du libéralisme couleur plasma. « Une idée inadmissible », se récrieront les bonnes consciences, qui refusent de prêter à un régime s’affirmant démocratique la moindre capacité de nuisance. « Parfaitement logique », répondront ceux qui savent que l’essence même du mal réside dans le pouvoir, quelle que soit sa concrétisation politique.

Enfin, Eggers, par les mécanismes de sujétions volontaires qu’il met en scène, permet de comprendre à quel point cette forme de "barbarie douce" participe d’une foi, d’une religion (au sens premier du terme). Les Trois Sages à l’initiative du Cercle ont bâti leur Empire sur l’emprise. À la différence des gourous de secte, ils n’ont pas eu à droguer ou à appâter leurs disciples pour les subjuguer ; ils se sont contentés de laisser germer dans les esprits la conviction de faire le Bien, partant, d’être dans le Bien.

Philippe Muray aurait été fou de ce livre qui, sous ces allures de fable contemporaine, est une réflexion particulièrement pessimiste et anxiogène sur l'avènement de ce que René  Guénon appelait "le règne de la quantité" et sur notre condition de dupes satisfaites ou résignées. Ou plutôt satisfaites et résignées, puisqu’il est trop tard pour faire machine arrière.

Frédéric SAENEN

Dave Eggers, Le Cercle, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, Gallimard, « Du Monde entier », 512 pp., 25 €.

Aucun commentaire pour ce contenu.