Jean-Baptiste Del Amo, Le Règne animal

Eléonore est à quelques années près, née avec le siècle. Fille d’agriculteurs du Gers,  éleveurs de  deux porcs, on se demande d’emblée comment elle a survécu à la méthode  de contraception expéditive  de sa mère : donner l’enfant ni désiré ni accepté aux cochons qui le font disparaître en un éclair. Pas de spéculations sur le pourquoi d’un éventuel déni de grossesse !

Le père ne se posant même pas la question d’une  descendance.

Le ton est donné. Les hommes et femmes sont durs. Durs au mal, durs envers eux-mêmes et leurs condisciples, durs avec les animaux. Mais leur violence est encore maîtrisée : on égorge les cochons, on tue les chatons plus par nécessité que par goût de trucider tout ce qui bouge. Encore que...

Elevée de cette façon aléatoire, Eléonore ne sera pas plus tendre. Epousant après la Grande Guerre, Marcel son cousin revenu avec une gueule cassée assortie de souffrances épouvantables, elle donnera naissance à Henri qu’elle devra protéger des moments de folie de son père.

Soixante dix ans plus tard, elle est encore là, observant sa descendance. Les deux fils d’Henri, Joël et  Serge ainsi que Catherine sa femme qui ne quitte pas son lit, dépressive. Sans oublier  les enfants : Julie-Marie une adolescente  mal dans sa peau et Jérôme, un enfant d’une dizaine d’années, très perturbé.

Sous la pression des instances européennes, Henri a agrandi la porcherie, adopté des process industriels pour gérer les centaines de porcs. La souffrance et la mort des animaux sont mécanisées. Les truies n’ont pas la place de se retourner dans leurs cages, mettant au monde des petits qui leur sont retirés très vite à une cadence terrible avant d’être envoyées à l’abattoir. Les porcelets qui naissent différents des autres sont impitoyablement massacrés.

Dans cet univers concentrationnaire, régi d’une main de fer par le patriarche, tous perdent la tête : Serge qui boit du matin au soir, son frère qui recherche des rencontres furtives avec des hommes dans des abribus sordides, Henri qui refuse de soigner une maladie grave. La barbarie infligée aux animaux se retourne contre les hommes avec une épidémie qui se déclare dans l’élevage.

 

Pour son quatrième livre qui a déjà obtenu avant sa parution le Prix Ile aux livres/La Petite cour, Jean-Baptiste Del Amo frappe très fort. Ce sympathisant de la cause animale, adhérent de l’association L214 dénonce de façon impitoyable la  sauvagerie à l’oeuvre dans les élevages industriels. Au nom du gain en productivité, en efficacité, tout est permis à condition de produire en cent quatre vingt deux jours dans la pénombre de la porcherie des bêtes qui n’ont pas de vie et qui ne sont destinées qu’à être tuées pour leur viande. Sauf qu’au final, ces animaux à qui on dénie un statut d’êtres vivants plongent en enfer les hommes qui les maltraitent. Car qui peut imaginer vivre entre une fosse à lisier, prête à les engloutir et une porcherie tentaculaire vue comme une anomalie : "celle de l’élevage au cœur même d’un dérèglement bien plus vaste et qui échappe à son entendement, quelque-chose d’un mécanisme grippé, fou, par essence incontrôlable, et dont le déroulement désaxé les broie, débordant sur leurs vies et au delà de leurs frontières : la porcherie comme berceau de leur barbarie et de celle du monde".

Avec son écriture baroque, ses descriptions lyriques, Del Amo séduit et dérange en ramenant l’homme à ce qu’il est : un animal parmi les autres qui n’a en aucun façon le droit de massacrer impunément, faute de quoi le retour de bâton est terrible.

Son roman à l’ampleur et à la force rares fait mouche en pointant du doigt, l’horreur de la condition animale en France au  vingt et unième siècle.


 

Brigit Bontour


Jean-Baptiste Del Amo, Le Règne animal, Gallimard, août 2016, 419 pages, 21 eur

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