Les Soulèvements, selon Georges Didi-Huberman

Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l’art, a investi l’intégralité des espaces du musée du Jeu de Paume pour tenter de (dé)montrer par l’image la genèse d’une révolution, la mise en marche d’un processus de soulèvement qui peut conduire à un renversement des valeurs, à un retournement des pouvoirs. Car il convient aussi de regarder attentivement ce mécanisme qui fait que trop souvent encore la servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer, et que tous les peuples étant xénophobes (comme le rappelle Gérard Chalian), cela nous conduit encore aujourd’hui à des situations impossibles entre le déni des uns et la candeur des autres…

Catalogue de l’exposition éponyme qui se tient au Jeu de Paume jusqu’au 15 janvier 2017, ce bel ouvrage regroupe une série d’essais éclairants sous divers angles (de Judith Butler à Nicole Brenez ou d’Antonio Negri à Jacques Rancière) les approches sérielles que Georges Didi-Huberman a structurées dans l’architecture de son propos.

Sans hiérarchies de médiums (peintures, dessins, gravures, vidéos, photographies, films, affiches, etc.) le visiteur cheminera entre les niveaux du musée selon son instinct, se laissant happer par une image, un son, une couleur, selon son désir, en quelque sorte.
Désir, mot cher à Georges Didi-Huberman, colonne vertébrale de tout son travail depuis des décennies, désir de comprendre, d’entreprendre, de se soulever contre l’impossible liberté de notre statut d’humain projeté dans un monde qui n’est pas pour nous, contraint de subir et de survivre quand on aspirerait à la seule paix, à la douceur d’un plaisir… Mais face à tant d’impossibilité seule la force prévaut, y compris celle involuée dans tout ce qui nous regarde le plus essentiellement. Une force qui s’impose à nous parfois à notre corps défendant, mais face à la tyrannie, des idées comme des corps, survient le devoir de s’opposer.
Mais pourquoi s’opposer ? Sans doute par obligation à cette puissance insoupçonnée de nos mémoires qui, dès lors qu’elles fusionnent avec celle de nos désirs, embrasent le tout – les images ayant à charge, quant à elles, de faire flamboyer nos désirs à partir de nos mémoires, nos mémoires au creux de nos désirs… Comprendre donc – comme nous l’on décrit Julia Kristeva et Judith Butler – qu’il n’y aura pas de soulèvement digne de ce nom sans l’assomption d’une certaine expérience intérieure radicale où les désirs ne portent si loin que parce qu’ils prennent acte de leurs propres mémoires enfouies.

 

On s’oppose alors de plusieurs manières, dont l’usage du symbole est l’une des composantes. Par exemple un suaire blanc qui peut se transformer en drapeau, voire en étendard, manifeste physique d’un renoncement à l’ordre établi, instrument d’une volonté de résister, de dire non !
Symbole qui peut aussi s’effriter sous les coups d’un vent trop violent, devenir alors un joyeux lambeau dansant dans l’air, devant ce qu’Aby Warburg nommait les accessoires en mouvement, en référence à ce qui aurait traversé l’histoire des arts comme l’un des plus antiques formants esthétiques, cette draperie si intimement liée aux forces de soulèvement. Et si magistralement analysée par Didi-Huberman dans Ninfa fluida.

Et n’oublions pas qu’un soulèvement, quel qu’il soit, est avant tout un geste : avant de s’afficher comme acte, de se traduire comme action, il survient du fond de l’âme à la manière d’un geste, une forme qui prend corps, qui s’anime. Un désir qui envahit l’espace, l’habite. Une force qui soulève l’homme, la même forme qui, anthropologiquement parlant, le rend sensible, le véhicule, le prédispose, le dirige vers une mise en pratique ; tel est son dessein.
Forme plastique, forme orale, forme symbolique, toutes ont en elles une dimension politique intrinsèque, voire intégrale : La politique, écrit Giorgio Agamben, est la sphère des purs moyens ; en d’autres termes, de la gestualité absolue, intégrale, des hommes. Si la lutte prend diverses formes, les gestes demeurent…

Aby Warburg a d’ailleurs forgé la notion de Pathosformel – formule de pathos – pour rendre compte de cette survivance des gestes dans la longue durée des cultures humaines, car, oui, les gestes s’inscrivent dans l’Histoire. Ils sont des traces ou Leitfossilien, pour reprendre l’image du fossile chère à Warburg. N’oublions jamais que les gestes relèvent d’une anthropologie dynamique des formes corporelles, et donc les formules de pathos seraient une autre façon, visuelle et temporelle, de questionner l’inconscient à l’œuvre dans la danse infinie de nos mouvements expressifs. Lesquels peuvent se regrouper, comme les plus fondamentaux, dans une classification qui relève de la dialectique, du psychique et du corporel en deux pôles : l’accablement et le soulèvement.

 

De Kantor à Valloton, nous sommes donc soulevés par nos désirs, mais le processus se pervertit est les voilà voués à s’exaspérer dans le soulèvement, à se déployer dans l’élément de la rupture, de l’épreuve de force, des limites détruites ; entrainant une fin obligatoirement tragique. On ne peut contenir ce qui littéralement s’enlève – se détache – de la paroi émotionnelle suite à une douleur inextinguible qui est le terreau de toute révolte. Comme le rappelle George Simmel, l’homme s’arrache et s’oppose malgré le risque tragique, ce qu’il nommait tout simplement la culture. Nietzsche évoquait bien la tragédie de la culture, ce trésor de la souffrance dont les images en sont les pépites…

Mais fort heureusement, aux yeux du caractère destructeur, rien n’est durable, rappela Walter Benjamin. Vague d’optimisme qu’il nous offre en parlant de chemins qui se dessinent quand les autres évoquent des murs contre lesquels nous nous fracassons. Ainsi usons plutôt d’une force noble – et non brutale – en ne perdant jamais de vu qu’en se tenant à la croisée des chemins, une pléthore de possibles se donnent à choisir.
Se soulever, certes, mais – comme le suggère Michaux dans Face aux verrous – en contenant sa douleur pour pouvoir suivre la dynamique de cet élancement capable de mettre le monde entier sens dessus dessous : on saute dans le "rien" / efforts tournants / étant seul, on est foule. Les gestes de l’artiste ne sont-ils que des gestes de dépassement, comme le revendique le poète-peintre ?
À bien observer Émergences-résurgences, les dessins ne s’interprètent-ils pas comme autant de clameurs d’encre de Chine, de soulèvements de formes, d'émeutes de signes graphiques, de rassemblements de ponctuations, tous ces petits êtres trop souvent passés inaperçus mais qui, par la magie d’un coup de poignet, surgissent, sortent de l’ombre invisible qui les cachait à notre perception des infimes détails ; les voilà perçants de milliers de trous notre espace.
Dépassement des limites…

Dans un soulèvement il y a nécessairement la brisure d’une histoire trop souvent entendue dont tout le monde croyait qu’elle irait à son terme, éternelle recommencement ; alors que non, justement, il y a toujours un petit grain de sable qui peut faire changer la décision finale. Voire ce qui s’est passé lors des dernières élections présidentielles américaines…
Gardons espoir en demain.

François Xavier

Georges Didi-Huberman (sous la direction de), Soulèvements, 300 illustrations, relié avec couverture cartonnée & imprimée, 165 x 230, Gallimard/Jeu de Paume, octobre 2016, 432 p. – 49,00 euros

PS -
Découvrir la mise en place de l'exposition

 

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