«Dans les réserves de vie, redécouvrir la beauté autour de soi»: American Pandemonium, un roman de Benjamin Hoffmann

Après avoir postulé par le titre de son premier roman que «Le monde est beau, on peut y voyager» et que seul le désir de plonger pleinement dans le réel enivrant des voyages pluriels peut rendre la vraie mesure de sa splendeur, Benjamin Hoffmann signe dans «American Pandemonium» (Gallimard, 2016) un retour en contre point vers un univers désertique et irrémédiablement abîmée par la folie des hommes. D’où vient cette préférence pour une partition en mineur et pour cette attirance obsessionnelle vers «des villes abandonnées», «des routes désertes» ? Et pourquoi, Marc – lui-même écrivain et alter ego de l’auteur – se contente-t-il de se réfugier dans la catégorie bien étrange des «écrivains de la catastrophe», comme il aime bien se nommer lui-même ?


Les réponses à toutes ces questions sont à chercher dans les pages proposées par Benjamin Hoffmann dans son nouveau roman où il nous livre les secrets de son écriture, tout en reconnaissant entre les lignes sa préférence pour le côté onirique du récit, pour les imprécisions et les hésitations esthétiques qui ne sont que les signes d’une appartenance à un genre littéraire bien particulier, celui «des récits de voyages qui tournent à l’aventure intérieure».


Précisons qu’il ne s’agit pas ici d’un simple exercice d’écriture, mais d’un vrai et très abouti travail littéraire de la part d’un écrivain dont le talent prometteur avait présagé, dès ses débuts, une brillante carrière. À mi-chemin entre dystonie et récit de fiction «post-apo», «American Pandemonium» illustre bien l’univers narratif auquel il est attaché. En effet, les héros du roman se retrouvent dans le Pandémonium, capitale des Enfers, territoire ultime du chaos, de la possession et du crime, après le déclenchement de la guerre entre Iran et Israël et la destruction par une terrible attaque terroriste de la ville de New York et de la Côte Est des États-Unis.


Les références sont multiples, comme le montre bien Cyril Tavan dans sa chronique publiée dans le web-magazine de la Bibliothèque publique d’information[i], à la fois dans la réalité des événements récents et dans les œuvres littéraires d’un Cormac McCarthy dans « La Route », d’un Robert Merle, dans « Melvile » ou dans des jeux vidéo comme Fallout ou The Last of Us. Rajoutons à ces références, celles qui montrent que Pandémonium est le titre de l'avant-dernière scène de la légende dramatique « La damnation de Faust » d’Hector Berlioz, du second titre de la trilogie « Délirium » de la jeune écrivaine américaine Lauren Olivier ou du roman homonyme de Régine Detambel.


Dans le roman de Benjamin Hoffmann, Pandémonium est le nom d’un casino «aux lettres à jamais éteintes» ayant «l’apparence d‘un gigantesque bateau à vapeur qui serait venu s’échouer au milieu du désert après avoir longuement navigué sur le puissant Mississippi», accueillant la clientèle «avec ses moteurs factices, ses menuiseries façon acajou, ses instruments de navigation grossièrement cuivrés». Bienvenue dans ce monde qui, pour Marc, le narrateur, renferme la symbolique d’une «Amérique en miniature» ! Et c’est également ici que commence l’aventure de Marc, en quête de sujet pour son futur livre, et de Colin parti, quant à lui, à la recherche de son frère qui, malgré « la mauvaise rivalité » qui avait toujours existé entre eux, espère le voir changer.


L’attaque inattendue et la destruction de New York dans un déroulement de l’Histoire qui semble se répéter suivant les mêmes comportements de destruction et de crime plonge les deux héros dans un paysage apocalyptique. Toute la Côte Est ressemble à «une nécropole de géants» qui laisse apparaître une désolation portée par «un vent de mort».  «Depuis la veille une odeur immonde régnait dans la ville – note Marc –, âcre, lourde». Benjamin Hoffmann concentre dans ces descriptions apocalyptiques tous les éléments de langage spécifiques à la dystopie, en les confinant à des sphères sémantiques illustrant la destruction, la déperdition brutale, la perte de sens et la volonté de mort. Les seules composantes architecturales qui obéissent à une organisation structurée et durable sont celles des mécanismes d’oppression, des bandes de voyous plus ou moins organisées, des prisons ou des machines de guerre, comme l’invincible Béhémoth, «la plus colossale machine de guerre que le monde ait portée». L’analogie symbolique avec l’Arche de Noé est vite contredite par la mission de cette machine infernale qui, au lieu de sauver le monde, en attendant que le déluge prend fin, veut au contraire «contribuer au mieux aux ravages du monde». Le parcours de cette machine à travers l’Amérique, de Chicago à Detroit, donne encore une fois l’occasion à Marc de décrire la nouvelle image désastreuse de l’Amérique «redevenue hostile». Tout aussi hostiles et monstrueux sont les hommes décrits dans ces pages, à la fois dans leur comportements individuels et collectifs, souvent organisés sous formes de groupes dominés par des chefs sanguinaires qui, à chaque relève, font monter leur sauvagerie.


Impressionnants sont, en revanche, les portraits féminins, ceux de Myoko, d’Anita ou d’Ophélia, chacune avec son histoire, ses charismes et sa force de résilience. Ophélia, cette belle et sensible espagnole, va même insuffler à Marc, lors des vagabondages dans le Detroit en ruine, un sentiment de «terreur délicieuse» et c’est aussi par sa mort qu’elle donnera à son amant la force d’une résilience qui va puiser sa force «dans les réserves de vie, lui faisant redécouvrir la beauté autour de soi» et, en même temps, la présence cruelle de la mort. C’est, à en croire Marc, un des moments les plus révélateurs et précieux dans l’économie du roman, capable de rendre compte d’une lucidité qui rend l’esprit libre et la conscience capable de mesurer les dimensions inséparables de la Vie et de la Mort, du Bien et du Mal. Et c’est peut-être la partie la plus intime, la plus personnelle que l’auteur laisse à peine entrouverte à l’intention et à la curiosité du lecteur.


Cette note personnelle résonne surtout dans la dernière partie du roman, dans une longue réflexion sur l’art d’écrire, sur le rapport entre narration et réel, sur la manière de donner vie à l’action en la rendant crédible et en la peuplant de personnages divers. Sous les conseils du professeur Lewis, Marc va apprendre à donner plus d’éclat à son talent reconnu déjà par ce maître d’exception. Il va surtout se demander comment donner sens à «une histoire ambiguë narrée à plusieurs voix, peuplée de salauds et de monstres mégalomanes».


Ces questions, au lieu de le tarauder, vont lui renforcer la conviction de son devoir d’écrivain-témoin de son temps, consignant dans ses cahiers les convulsions d’un monde à l’agonie, privé de la force de se relever. Avant le jugement de la postérité, Marc va avoir droit à un procès en bonne et due forme de la part de Lisa Malone, procureure californienne au service du dictateur en devenir Malcom.


Sans trahir le dénouement du roman, insistons sur la saisissante ressemblance avec des évènements, des menaces ou des peurs qui traversent de nos jours notre monde. Dans cette perspective, le livre de Benjamin Hoffmann mérite amplement la palme du réalisme saisissant qui donne à la fiction la force mythique d’une tempête qui fait sentir de loin son écho destructeur, laissant le lecteur sur le bord du précipice et l’invitant à se pencher et à regarder les yeux grand ouverts un danger qui lui tend la main. Ainsi, « Américan Pandémonium » cesse d’être simplement un roman de science-fiction, notre siècle à peine commencé le rend transparent, terriblement contigu et douloureusement contemporain.


 

Dan Burcea (18 janvier 2017)


Benjamin Hoffmann, American Pandemonium, Éditions Gallimard, Collection l’Arpenteur, 2016, 384 p., 23,50 euros.

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