Le canal de Suez, les enjeux du monde

Voilà unis un des plus grands rêves de l’humanité et l’une de ses réalisations les plus grandioses, la rencontre de trois continents et de plusieurs civilisations, l’histoire et la géographie au service du destin des peuples et de leurs échanges. Le canal de Suez est bien une incroyable et immense épopée, un symbole autant qu’une réalité qui traversent plus que les siècles, quatre millénaires. C’est l’aventure internationale la plus spectaculaire, alliant la paix à la guerre, les monarques aux simples ouvriers. Une utopie qui fascina Hérodote, Darius, les Vénitiens et Colbert, un défi qui passionna Napoléon et surtout un homme d’ambitions, Ferdinand de Lesseps, mort le 7 décembre 1894 à 89 ans, 25 ans et 20 jours après l’inauguration du canal de Suez.
Son nom est également associé à une autre odyssée, celle du canal de Panama, inauguré officiellement le 15 août 1914 avec le passage du bateau à vapeur Ancón, reliant  l’Atlantique au Pacifique. Dans des contextes différents, des environnements opposés, on retrouve cependant les enjeux historiques avec le désir des navigateurs et la volonté de Charles-Quint de trouver une traversée plus courte pour parvenir à l’or du Pérou, des difficultés insurmontables qui seront surmontées par l’intelligence des ingénieurs et le labeur des terrassiers, la présence de nations rivales, la rencontre de l’Asie et de l’Amérique, les anciennes civilisations, les questions financières, des agrandissements modernes. On regarde les cartes, on suit les événements, la France dans les deux cas à eu un rôle déterminant. Deux desseins aux envergures du globe, les mers et les océans sans frontières !

 

"L’isthme coupé devient un détroit, c’est-à-dire un champ de bataille…" cite un des 25 auteurs de cet ouvrage remarquable qui accompagne la superbe exposition qui s’est ouverte à l’Institut du Monde Arabe. Bravant les oppositions, notamment celle de Londres, Ferdinand de Lesseps, fort du soutien "des Pays-Bas, de la régence de Tunis, de la Suisse, du Piémont, de la Belgique, du grand-duché de Toscane, du royaume de Naples, de la Prusse, du Danemark et du Portugal" crée une compagnie qui est déclarée universelle.
Comme si le monde entier voyant l’utilité évidente du projet se donnait rendez-vous en Egypte.
Le khédive Ismaïl invite les représentants de la planète pour la cérémonie d’inauguration. 80 bâtiments battant pavillon de toutes les nationalités sont à l’ancre dans la rade de Port-Saïd. Avant qu’il ne réalise la statue de La Liberté éclairant le monde, inaugurée à New-York en 1886 en présence de Lesseps, le jeune Auguste Bartoldi, sculpteur et peintre, conçoit une statue monumentale qui serait comme un phare ancré à l’entrée du canal.
La forme est à la fois simple et expressive : une « femme fellah coiffée d’un voile et d’un diadème tient une lampe à bout de bras ».       

 

Lieu de passage, de commerce, de croissance, le canal qui mobilise les capitaux et les énergies suscite aussi les tensions et les confrontations. Le colonel Nasser annonce le 26 juillet 1956, à Alexandrie, la nationalisation du canal. La crise éclate, la guerre arrive. Depuis, le canal est constamment approfondi et élargi. Un tableau montre l’évolution des dimensions des navires qui passent par le canal.
Alors qu’en 1869, année de son inauguration, le port en lourd (Tpl) des bâtiments est de 5 000, il atteint en 1980 150 000, puis 240 000 en 2017.

Plusieurs mots clés auxquels on pense moins directement quand il s’agit d’évoquer cette extraordinaire entreprise permettraient de comprendre ce qui était en jeu en marge des aspects stratégiques, politiques, financiers et économiques.
Ce sont ceux d’innovation, d’ingénierie, de progrès techniques, de géologie, tout ce génie de la construction et de la mécanisation qui, parfois relégué au second plan, participe néanmoins à cet événement sans précédent dont l’IMA relit le déroulement.

Ce volet technique mis en lumière est loin d’être le moins intéressant par ses implications humaines. Les problèmes du tracé, du percement, d’évacuation des terres, de terrassement, de dragage, de lutte contre les dépôts de limon suscitèrent très tôt les réflexions des ingénieurs comme on peut le lire dans un article paru en 1856 dans la Revue des Deux Mondes (cf Alexis et Émile Barrault, Le Canal de Suez et la Question du Tracé, les divers Projets en présence, avec une Carte).

 

Ces travaux gigantesques exigèrent, dans un désert immense et privé de réseau d’eau douce, le labeur incessant de dizaines de milliers de fellahs égyptiens puis d’ouvriers étrangers et coûtèrent la vie à 70 000 - 120 000 d’entre eux suivant les estimations.
"Pratique millénaire remontant à l’Egypte pharaonique, la corvée acquiert, dans le contexte du creusement du canal de Suez une dimension polémique." Les machines peu à peu remplacèrent les pelles et les pioches. Une photo d’Ermé Désiré, tirée après 1885 montre "le chantier des blocs artificiels en dedans des jetées à Port-Saïd".
Deux autres clichés, œuvres de Hippolyte Arnoux et des frères Zangaki, fixent les mastodontes que furent les dragues à déversoir et à couloir de 45m.  

 

En 1886, Pierre Loti évoquait, dans Pêcheur d’Islande, le passage du canal : "Un jour, on était arrivé à une ville appelée Port-Saïd. Tous les pavillons d’Europe flottaient dessus au bout de longues hampes, lui donnant un air de Babel en fête, et des sables miroitants l’entouraient comme une mer. (…) Avec un bruit continuel de sifflets et de sirènes à vapeur, tous ces navires s’engouffraient dans une sorte de long canal, étroit comme un fossé, qui fuyait en ligne argentée dans l’infini de ces sables. Du haut de sa hune, il les voyait s’en aller comme en procession pour se perdre dans les plaines. (…) Le lendemain, dès le soleil levé, ils étaient entrés eux aussi dans l’étroit ruban d’eau entre les sables, suivis d’une queue de bateaux de tous les pays. Cela avait duré deux jours, cette promenade à la file dans le désert ; puis une autre mer s’était ouverte devant eux, et ils avaient repris le large."

 

Dominique Vergnon

 

Gilles Gauthier (Sous la direction de), L’épopée du canal de Suez, 20 x 26 cm, 110 illustrations, Gallimard - Institut du Monde Arabe, mars 2018, 160 p. -, 22 euros.

A découvrir jusqu'au 5 août 2018

 

 

 

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