Charlie & le lambeau : quand tout part à vau-l’eau

Je n’ai jamais été Charlie, même si certaines couvertures me faisaient rire et si j’adorais Cabu et Wolinski, car je ressentais un relent de vulgarité inutile dans la grossièreté affichée comme un étendard de vertu. Je préfère de très loin l’humour décalé du Canard.
Je n’ai pas été Charlie non plus après le 7 janvier, abasourdi de voir une fois de plus ce troupeau d’imbéciles braire de concert au claquement de doigts pour quelque chose qu’ils ne comprenaient pas, agissant dans un réflexe pavlovien qui est tout sauf une tentative de survie car quand on vous déclare la guerre, on ne répond pas en disant "même pas peur" et "je n’ai ni haine ni colère"… Voire on n'évoque surtout pas l'idée, comme c'est la mode actuellement, de rapatrier les djiadistes capturés en Irak (sachant pertinemment qu'à terme ils seront libres, on les laisse pourrir dans les geôles irakiennes, ou mieux, pendre à un mât), les bras m'en tombent de tant de candeur...
Anesthésié par les médias, le peuple suit le mouvement sans se rendre compte sur quelles cases de l’échiquier il alterne selon les volontés des maîtres qui dirigent le monde depuis le 11-Septembre. Nous sommes en guerre ! Mais la petite nuance avec la Seconde Guerre mondiale, c'est que nos gouvernements ne nous protègent plus puisqu'ils participent au chaos général.
Ce qui m’a uni aux victimes – et donc à Philippe Lançon – c’est le sang, ce sang commun qui coule dans nos veines, ce sang qui se mélange, se mixe, simplifie tout et unifie les hommes ; ce sang universel comme disait un chirurgien israélien en montrant un cœur palestinien qu’il venait de transplanter : on a tous les mêmes organes…

Philippe Lançon est un miraculé, une balle lui a entaillé l’avant-bras, une autre détruit le bas de la mâchoire, lui laissant un trou à la place du menton, mais il est resté en vie… Drôle de destin qui l’a placé à cette réunion de rédaction alors qu’il hésitait à y aller, à quelques jours de son départ pour Princeton pour y enseigner la littérature pendant quelques mois ; puis ce gâteau offert à Cabu et qui lui fait perdre les quelques minutes qui lui sauveront la vie car s’il était parti plus tôt il aurait croisé les tueurs dans l’escalier : hasard ou coïncidence, toujours est-il qu’il termina sa journée à la Salpêtrière.

Récit de ces premières semaines aux multiples opérations, de ces mois de rééducation aux Invalides, de cette extraordinaire médecine qui vous enlève ici pour vous recoudre là, de ces soignants aux petits soins, de ce VAC qui sonne la nuit, de la trach' qui se bouche, des pansements qui se détachent sous le poids de la bave, des promenades dans le parc, avec, tout le temps, même en descendant au bloc, ces policiers omniprésents chargés de sa sécurité qui le suivent comme son ombre, etc.
Mais ce livre n’est pas une complainte du malade sur son sort ni un hymne au courage de la renaissance façon américaine, c’est une œuvre littéraire dans son sens humaniste, profond, personnel aussi. Journaliste culturel à Libération, Philippe Lançon – devenu Monsieur Tarbes aux Invalides car tous les patients sont sous pseudonyme – invite Bach et Kafka, notamment, dans une réflexion spirituelle et métaphysique – plus qu’à simplement lui tenir compagnie – sur l’instant de survie, cet enfer auquel on ne peut se soustraire – On n’échappe pas à l’enfer dans lequel on est, on ne le détruit pas. Je ne pouvais pas éliminer la violence qui m’avait été faite, ni celle qui cherchait à en réduire les effets. – et un avenir devenu improbable, illusoire, lointain au point que seule la minute d’après compte.

Narré avec une extrême pudeur, un humour noir et décalé et des personnages fabuleux qui confirment combien notre système de santé est aussi performant scientifiquement qu’humainement, ce récit poignant replace les perspectives que nos existences agitées dans le brouhaha digital du n’importe quoi tendent à inverser. La richesse ultime est et sera toujours la santé, non la possession du dernier appareil ciglé de la pomme. Car être malade soustrait à l’essentiel, imprime le feu de la culpabilité, voire de la honte, mais surtout impose le code de la douleur car le patient reste isolé dans sa souffrance comme dans une drogue encore plus forte que celles qu’on peut lui donner. Il la butine et la transporte vers des fleurs inconnues et sauvages, qui fleurissent à toute heure comme si c’était la nuit.
Il doit donc apprendre à vivre avec, l’apprivoiser, en recherchant, comme disait Kafka, la possibilité d’y trouver le plus de douceurs possible. Encore faut-il le savoir et le pouvoir…

Voilà trois ans que l’attentat a eu lieu, Philippe Lançon n’est toujours pas habitué à son nouveau menton, ce lambeau que les multiples greffes ont fini par imposer en lieu et place de l’ancien. Les cauchemars s’invitent encore mais cramponné aux livres, de Henry James à Proust, il persiste à se tenir droit, à repousser la peur, à mettre un pied devant l’autre, talon pointe, talon pointe comme il le fit pendant sa rééducation après l’ablation du péroné greffé en lieu et place du menton.
Demain sera une autre histoire…

François Xavier

Philippe Lançon, Le lambeau, Gallimard, avril 2018, 512 p. –, 21 €

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