Fromanger nous en fait voir de toutes les couleurs

Laurent Greilsamer écrit peut mais juste, son nom est à tout jamais gravé dans ma mémoire depuis que j’ai dévoré sa biographie de René Char (L’Éclair au front), mais ici, comme il le reconnaît dans l’introduction – mais comme il dût être fait selon le caprice de l’artiste – il n'est officiellement que le seul auteur d’un dialogue (sic)… Mais on ne le remerciera jamais assez d’avoir su trouver le bon angle diplomatique et d’avoir eu la patience de faire le siège de l’atelier pour que Fromanger cède : il n’est jamais facile de parler de soi, et encore moins de pousser un artiste à le faire.
Ouvrons donc ce livre avec respect et penchons-nous sur les aveux de l’un des trublions de l’art contemporain…

Du plus lointain qu’il se souvienne, Gérard Fromanger a toujours dessiné, depuis le plus jeune âge… dans une famille où le père – expert joaillier réputé – n’ouvrait la bouche que pour laisser filer entre ses lèvres serrées la sentence journalière : Travaille !
Si bien qu’à dix-sept ans, le jeune aspirant peintre quitta la maison et se débrouilla seul. Il faut dire qu’il a sans doute cela dans les gènes, car le récit familial rapporte que ses ancêtres, qui étaient rétameurs au XVIIIe siècle, ont basculé dans l’art après Waterloo : peintres, sculpteurs, statuaires.

Voilà Gérard Fromanger arrivant à Paris, après des années d’internat à Evreux, qui trouve une chambre de bonne de neuf mètres carrés – un lit, un tabouret – avec l’eau courante dans le couloir, mais il est libre, donc heureux ! Il dessine toute la journée à l’académie de la Grande Chaumière, à Montparnasse, il apprend sur des modèles vivants, toujours des nus, très souvent des modèles fatigués, âgés ; des nus parce que cela apprend à observer et à avoir une adéquation entre ton observation et ta main. C’est comme le piano, il faut s’entraîner.
Un beau jour César rend visite à un ami, passe derrière le jeune Fromanger et lâche, avec l’accent marseillais : Putaing, tu es bon toi ! Oh ! Putaing, il faudrait que je reprenne le dessin.
Ils ne se quittent plus…
 

En 1960, Fromanger passe le concours d’entrée aux Beaux-arts, il est reçu : stupeur ! L’école semble abandonnée, la salle des Antiquités est poussiéreuse, les couloirs puent comme un souterrain de la SNCF… et les professeurs ne sont presque jamais là, et quand ils le sont c’est pour insulter Pollock et tout ce qui se faisait aux USA, si bien que dix-huit jours plus tard, il dit ciao ! à l’institution. Il n’y remettra les pieds qu’en mai 1968 pour lancer le fameux Atelier des affiches et participer à cette révolution qui fut plus symbolique qu’autre chose, cette montagne qui accoucha d’une souris (sic).

Mais revenons à ce qui nous préoccupe : Fromanger dessine, et bien voire très bien puisqu’un beau jour son professeur lui dit de ficher le camp, qu’il en sait assez et comme on l’invite au Salon de Mai (1964), il se sent pousser des ailes. Et comme tout débutant, il copie, s’inspire, hésite. Ses premiers vrais dessins s’inscrivent dans la lignée de Giacometti, des portraits d’une période que l’on pourrait nommer grise.
Viendra ensuite la compagnie d’Arroyo qui lui apportera l’idée de la couleur et lui fera connaître un jeune marchand, boulevard Quinet, talentueux chimiste qui finira par lui composer le médium Fromanger, car le jeune Gérard avait déjà son idée : il ne voulait pas d’embues (quand la couleur se métamorphose en séchant et devient un brouillard terne).
Premier Salon et… premier couac : son tableau se retrouve dans les toilettes ! Mais comme le hasard est coquin, il fera en sorte que le couple Giacometti le remarque et invite Fromanger à leur faire une visite guidée du Salon pendant plus de deux heures. Le jeune homme marche sur l’eau. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, quelques jours plus tard la galerie Maeght l’appelle pour lui proposer de le prendre sous contrat.

Après la rencontre impromptue avec Prévert (on vous laisse la découvrir), les chamailleries avec Aragon au sujet d’un texte de catalogue, les longues nuits chez Castel, vint la détermination de l’artiste accompli, sûre de son destin, qui claque la porte de Maeght, refusant de se vendre, de se soumettre au marché et de dénigrer sa peinture sous prétexte qu’elle aurait dix ans d’avance. Cela donnera la série Boulevard des Italiens qui sera montrée au musée d’Art moderne de la ville de Paris.
On n’arrête pas un peintre avec un chéquier !
 


Puis ce sera le 31 décembre 1971, avec Michel Foucault en chef d’orchestre d’une manifestation impromptue : allez fêter la bonne année sous les fenêtres de la prison de la santé. Suivi du clash à la galerie Flinker qui lui ouvre les portes… d’une amitié sans faille avec Deleuze (Fanny, son épouse, dirigeait la galerie et démissionna après le refus de Flinker de faire l’exposition). Et du voyage en Chine, destination indispensable à l’époque, le Grand tour version XXe siècle, qui sera surtout une tentative d’endoctrinement…
Lui vient alors, en 1975, l’idée de faire poser les femmes de sa vie, à commencer par sa compagne, et toujours sur des modèles photographiques noir et blanc qui sont ensuite repris, réinterpréter puisque la couleur, c’est bien lui ! Il la reconstruit à son idée, une idée abstraite sur une base concrète, un geste d’amour, l’évocation d’un bonheur.
Ce sera l’idée maîtresse de la suite de son œuvre, aucune ligne ne délimite l’ensemble, pas même la ligne d’horizon qui n’existe pas, ainsi puisque la ligne étant une abstraction pure, tout ce que je vais faire dorénavant va être une création.
1982, et le trait sur la feuille devient un entrelacs de dérives successives qui donnera une image neuve à la longue histoire du portrait, du dessin.

Enfin consacré par une grande rétrospective à Beaubourg en 2016, Fromanger ne s’en laisse pas compter pour autant et continue dans son atelier italien à défier formes et couleurs. Il annonce d’ailleurs la couleur à l’Arsenal / Abbaye Saint-Jean-des-Vignes, à Soissons, jusqu’au 2 septembre 2018, où les vastes salles offrent un rendu remarquable des séries majeures des années 1970-90. Une exposition à ne pas manquer…

François Xavier

Laurent Greilsamer, Fromanger – De toutes les couleurs, Gallimard, coll. "Témoins de l’art" mai 2018, 230 p. –, 25 €

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