Faut-il sauver le brave soldat Svejk ?

Il arrive un point au-delà duquel la bêtise devient attendrissante, l’extrême stupidité un charme qui rend au benêt – ou au ravi, comme l’on dit en Provence – sa place centrale dans la comédie humaine. Et l’on rejoint la maxime évangélique, heureux les simples d’esprit… car ils ne connaissent point le mal, cette force obscure qui ronge nos appétits et bouscule nos conventions. L’imbécile-heureux n’aura de cesse de répondre aux attentes de tout un chacun, et ne seraient-ce quelques pervers qui organisent des dîners de cons, ils méritent tout notre respect tant la farce qu’ils matérialisent chaque jour, la place de bouffon qu’ils occupent au détriment de leur plein-gré nous offrent toute une palette de nos propres égotismes refoulés, nos mépris affichés et autres morgues déclarées sous le prétexte que nous serions plus intelligents…
Mais sommes-nous plus heureux pour autant ?

Le brave soldat Svejk vend des chiens pour survivre dans le Prague de 1914, encore sous la botte austro-hongroise, quand la guerre éclate. Très vite repéré par l’administration militaire, ce soldat naïf et roublard, qui n’a pas la langue dans sa poche et toujours une histoire à raconter pour justifier sa bourde, se verra rejeté aussi bien par l’hôpital psychiatrique – qui le voit comme un mystificateur – que par la prison militaire – dont la résistance passive de Svejk vient à bout – pour finir par devenir le secrétaire de l’aumônier militaire avant qu’il ne soit joué – et perdu – lors d’une partie de cartes…
L’énormité de ses actes, la lourdeur de ses pensées se piquent d’une légèreté primaire dans le déroulé narratif qui survole toute la puanteur des clivages pour illuminer le récit.
On jubile à cette lecture joyeuse qui renvoie le surréalisme à ses chères études et nous rappelle combien la culture slave maîtrise le décalage, de Cioran à Gombrowicz, de Ionesco à Gogol.

Paru en 1921, ce roman truculent, cynique et totalement déjanté, est un chef-d’œuvre littéraire : Hasek est bien du côté du grand Kafka ; il nous donne à lire un roman populaire qui imprime une liberté de ton, un espace commenté qui n’épargne ni les politiques ni les mœurs ni les cultures, et subvertit ainsi cette morale qui phagocyte toute tentative littéraire d’importance.
D’ailleurs, et l’histoire de son auteur – dont la biographie donne le tournis – et celle de son œuvre – parue initialement sous formes de nouvelles – n’avaient prétention à devenir une référence de la littérature mondiale. C’est au fil des épisodes que l’idée prit forme, et c’est bien connu, c’est en forgeant que l’on devient forgeron : l’anarchiste Hasek devint l’écrivain Hasek, et le brave soldat Svejk, trois tomes plus tard – A l’arrière, Au front et Svejk prisonnier – le pair de K.

François Xavier

Jaroslav Hasek, Les Aventures du brave soldat Svejk, traduction nouvelle du tchèque de Benoit Meunier, édition de Jean Boutan, illustrations de Joesf Lada, Gallimard/Folio classique n°6472, mai 2018, 448 p. – 8,30 €

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