Avoir les cartes en main

Comme pour beaucoup d’autres inventions, il faut aller du côté de la Chine pour trouver l’origine des cartes à jouer. Selon certaines sources, elles apparaissent sous la dynastie Tang, au XIIe siècle. Qui dit carte dit effectivement papier, né en Chine comme l’on sait. Elles sont à cette époque plus étroites que larges, agrémentées de motifs souvent géométriques. L’aventure des jeux de cartes commence. Faisant appel à l’imagination, elle est au sens propre du terme fabuleuse. Le Moyen Orient, la Perse et l’Inde prennent le relais avant que la carte n’arrive en Europe, entre autres contrées en Catalogne, à Florence, au Brabant.
En 1393, à la cour des rois de France, on joue avec assiduité. A la carte s’associe le hasard, donc l’argent. Puis l’ésotérisme et la divination. La vulgarisation croissante implique des impressions nouvelles, l’estampe et la gravure permettent de répondre à la demande. Les figures, les couleurs, les symboles, les signes héraldiques, les animaux sont autant de repères d’identification.
Le papier s’épaissira au fil du temps.

En parcourant ces pages, c’est un univers peu exploré qui se déploie devant le lecteur qui non seulement parcourt l’histoire des nations mais voyage à travers le monde, pénétrant dans des domaines où il ne penserait pas que la carte à jouer ait eu tant de lettres de noblesse. Plus encore, il passe par toutes les cases de la vie sociale, de la politique, du commerce, des modes, des sciences, de l’art bien sûr y compris la photographie, sans oublier la publicité et l’enseignement.
Ainsi un sous-préfet amateur de botanique qui enseigne à l’Athénée royal diffuse à ses élèves la classification des plantes du suédois Carl von Linné au moyen de cartes aux coloris élégants. Les effigies des rois et des empereurs sont des thèmes fréquents. Des prénoms évocateurs et codés se lisent à côté des trèfles, des cœurs et des piques, Judith, David ou Charles. Le cartier Nicolas Danbrin grave ces portraits en taille-douce, ce qui leur donne à la fois finesse et relief.

Au temps de la Révolution, vers 1793, un autre maître du genre, Antoine Lefer, supprime les attributs royaux et introduit une touche de fantaisie en plaçant des lauriers et des plumes. Artiste renommé, David conçoit un jeu dont on voit les esquisses préparatoires, tout à fait dans le style néoclassique du Serment des Horaces.

Rabelais dans Gargantua se plaît à utiliser les 52 cartes. Pour l’as nas iranien, quand règnent les Qadjar, il faut quatre participants et « les règles du jeu où il faut réussir une combinaison de cartes ressemblent à celles du poker voire du baccara » ou encore du bridge. Les sujets évoluent, les graphismes changent, les échanges d’idées se croisent. Les Anglais au XVe siècle partis des enseignes empruntées à la France, fabriquent et vendent des jeux d’un type nouveau. Le carreau est intégré. Lyon qui a recours à la xylographie aura été un des lieux de créativité incomparable, exportant ses planches un peu partout, en Italie notamment, à Ferrare et Milan, où se pratique couramment le tarot. Plus au nord, à Nuremberg, triomphe une iconographie inédite sous l’impulsion de Peter Flötner dont les compositions ne sont pas sans évoquer Albrecht Dürer.   

Le XIXe siècle, par une série d’innovations, marque une espèce de tournant dans cette longue tradition de fécondité esthétique qui va de l’humour des Sept familles suggéré par André Gill aux répertoires infinis du Jugendstil et de l’Art nouveau. Outre les brevets, ce sont les distributeurs de cartes, les tapis, les compteurs de points, le vernis qui offre « une meilleure glisse » et l’opacité contrariant les tricheurs qui animent un marché considérable. La cartomancie s’est répandue, toute une imagerie d’une richesse visuelle incroyable se développe, fait appel à des peintres célèbres comme Sonia Delaunay ou Salvador Dalí qui exécute sur le petit carton rectangulaire sa fameuse montre molle. 

 

A chaque page, les références abondent, les anecdotes et la poésie aussi. On apprend que le joker peut se nommer parfois Imperial Bower ! Raffinement et légèreté des tracés sur les cartes japonaises du jeu Hanafuda, emblèmes connotés des cartes de la Guerre de Sécession, répertoire singulier des jeux portugais qui au XVIIe siècle relieront Malte au Brésil, retour à la mythologie et à l’antique grâce à un jeu curieux et séduisant à tort attribué à Mantegna. L’odyssée se prolonge toujours, le Pokemon ne serait-il pas un avatar contemporain du piquet de Charles VII ? Cataloguée et numérisée, l’immense collection (2 000 jeux du monde entier réunis) conservée à la Bibliothèque nationale de France se dévoile dans ce livre.  Chacun a manié au moins une fois ces petits cartons colorés. Il a ici tous les atouts en main pour continuer à se divertir.

 

Dominique Vergnon

 

Jude Talbot (sous la direction de), Fabuleuses cartes à jouer. Le monde en miniature, 19,5 x 28,5 cm, 350 illustrations, coédition Gallimard-BnF éditions, octobre 2018, 256 p.-, 39 euros

 

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