Seamus Heaney & la langue

Quatrième écrivain irlandais nobélisé en 1995 – après Yeats (1923), Shaw (1925) et Beckett (1969), Seamus Heaney porte en lui toute la douleur irlandaise qui perdure dans la dramatique situation de la province du Nord toujours rattachée à l’Angleterre. Si Yeats a vécu les violences de la guerre civile qui ont précédé la création de l’Eire en 1922, Heaney subit les années de plomb imposées par l’IRA. Le premier est protestant, fils de grands bourgeois, le second catholique, ayant grandi dans un milieu paysan, mais tous deux œuvrent pour que la littérature, et plus particulièrement la poésie, s’élèvent au-dessus des frontières politiques…

En cela, il importe donc à l’homme de lettres irlandais, de Joyce à Beckett, de bâtir dans la vérité sans tenir compte d’une problématique esthétique en lien avec la modernité. Il faut avant tout s’affranchir de la pression de la société. C’est pour cela que Heaney quitte Belfast en 1972 pour aller s’installer à Dublin, devenant selon ses propres mots un exilé de l’intérieur.

Poète du mot simple, Seamus Heaney incarne une langue lavée de tout habillage superfétatoire, n’hésitant pas à écrire un poème avec comme pierre angulaire une pompe à eau, une fourche ou un mécanisme broyeur de navets…
Il développe une sorte d’objectivisme naturel, comme le souligne Jacques Darras dans sa préface, restant dans une poésie directe sans aucune allusion cachée.

Hache, faux et cisailles, grincement
De la grille où se balançaient les enfants,
Tisonnier, seau à charbon, pincettes, râteau –
La vieille activité recommence à nouveau
Mais recommence autrement. Nous voici chez nous
[…]

On pourrait lui trouver un pair français en la personne de Guillevic avec qui, d’ailleurs, il partagea un déjeuner de fruits de mer, en 1976, au festival de Kilenny. Les deux hommes partagent un même quiétisme bucolique, mais Seamus Heaney ne demeure pas impassible face à l’injustice politique qu’il considère responsable du désordre dans l’ordre des objets. Certains de ses poèmes, d'ailleurs, laissent transpirer une sourdre violence…

Refuser l’autre joue. Jeter la pierre.
Car ne jamais le faire, ne jamais se détourner
De l’être obéissant qu’on est dans la douleur,

C’est trahir la douleur, et soi-même, et la règle incarnée.
[…]

Au-delà des jeux de la métaphore, il y a la rhétorique, que Seamus Heaney maîtrise à la perfection (voir son essai Le Gouvernement de la langue) parvenant ainsi à dire ce qu’il veut, assumant parfois sa mauvaise foi patriotique, et confirmant sa totale liberté de parole. Ainsi il convoquera les mots dans une langue germanique à tonalité majoritairement consonantique où les mots alitèrent entre eux à l’initiale. Un prodige que la traduction ne peut rendre en français…

Mais ici nous est donnée à lire une langue plus fluide, quoique toujours habitée par les souvenirs d’enfance, mais plus de vers nerveux, et des références mythologiques qui se sont invitées, rallongeant le vers qui s’approche du décasyllabe standard de la prosodie classique anglaise. Rare moment d’émotion.

François Xavier

Seamus Heaney, La Lucarne, traduit de l’anglais (Irlande) par Patrick Hersant, préface de Jacques Darras, Poésie/Gallimard n°536, novembre 2018, 224 p. – 9 €
Découvrir les premières pages...

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.