Volker Braun, le questionnement incessant

Finalement, on parviendrait à trouver un bon côté à la politique absurde portée par l’idéologie soviétique, aussi bien en Pologne qu’en République fédérale d’Allemagne, car elle inspira aux poètes une langue extraordinaire imprégnée d’utopie et d’ironie, déployant des trésors d’inventivité, une virtuosité d’analyse et des formes narratives nouvelles pour déployer une poésie extraordinaire au nez et à la barbe de la censure. Cela donna Wislawa Szymborska (prix Nobel 1996), Ewa Lipska et Zbigniew Herbert en Pologne, et Volker Braun en Allemagne…

Balayant cinquante années de création littéraire, ces poèmes, choisis avec l’auteur, rassemblent, par ordre chronologique, une sélection qui devrait permettre au lecteur français de prendre l’exacte mesure de cette œuvre majeure de la poésie allemande contemporaine. D’autant que Volker Braun a ouvert son champ créatif pour embrasser l’ensemble de la gamme chromatique : poète, certes, mais aussi romancier, dramaturge, diariste et essayiste ; si bien que cela se ressent  dans son écriture poétique qui balaie tous les possibles, s’appuyant parfois sur des auteurs ou leurs œuvres pour les honorer ou les accompagner, resituant dans un présent décalé, le pendant d’un fait divers ensoleillé par l’art narratif de Braun. De Walter Benjamin dans les Pyrénées au 27 décembre 2011, les habitants des bidonvilles de Medellin prennent possession du grand escalier roulant en clin d’œil au poème de Brecht sur le métro moscovite… en passant par les amants de Dante ou encore les Sombres lieux, partant d’un extrait d’un poème de Hölderlin.

Œuvre depuis longtemps reconnue, aussi bien en RDA qu’en Allemagne réunifiée – en témoignent les nombreuses distinctions reçues – elle bénéficie aussi de traductions en anglais, chinois, italien, japonais, arabe, serbe, croate et espagnol… Invitée au français depuis 1970, la voici introduite dans la Pléiade des poètes, cette universelle collection de poche qui permet à tous de découvrir les grands poètes du monde. Coup de projecteur indispensable pour sortir de l’ornière éditoriale dont la poésie fait trop souvent défaut, les éditeurs étant frileux, il faut aller chercher à la marge les courageux entrepreneurs qui osent. Volker Braun est publié par L’Oreille du loup ou L’inventaire, qui n’ont malheureusement pas la même résonance que Gallimard…

Le pont en zigzag

Les mauvais génies n'avancent que tout droit.
Ainsi le démon
Des idéologues
Ne me suis pas dans le jardin en fleurs.


C’est en 1962 que le jeune Volker Braun se signale, lors d’une soirée à l’Académie des arts de Berlin (Est) où est organisée une lecture consacrée aux nouveaux auteurs qui se démarquent de leurs aînés par une langue impétueuse et un ton moderne. Provocation pour moi – le titre est déjà tout un poème – fait glisser un vent glacial dans l’assemblée, au point qu’un organe du parti se fendra d’une critique acerbe qui faillit lui coûter la suite de ses études : La vie n’est plus un livre d’images, Mister, ni une partition tatillonne, mademoiselle / Au clou les rengaines ! / Ici la pensée est réclamée d’urgence / […] Qui donc ici regrette les épaulettes prussiennes ? / Nos épaules portent un ciel tout remplis d’étoiles.
Il achèvera ses études de philosophie, cependant, et en 1965 la veuve de Bertolt Brecht, à qui il avait envoyé sa pièce Die Kipper, l’engage comme dramaturge au Berliner Ensemble, qu’elle dirige… lui offrant ainsi de vivre de sa plume.
Si en 1971 il reçoit le prix Heinrich Heine, Braun ne s’aligne pas pour autant sur la doctrine du régime ; il continue à militer pour une société nouvelle et continue ses critiques du socialisme réel, se trouvant parfois boycotté par la presse, voire censuré. Aussi bien ses poèmes que ses pièces sont publiés ou montés avec des années de décalage (Die Kipper, écrite en 1965 ne sera produite qu’en 1972).
Il tiendra sa revanche à l’automne 1989, quand invité du Centre culturel de Royaumont il perçoit l’Histoire qui se joue et rentre en RDA pour vivre la chute du mur. Il notera le 28 octobre dans son Journal : L’année 68, avec le Mai parisien et le Printemps de Prague a signifié un tournant dans nos biographies […] C’est de là que date le contre-texte vigilant et inflexible de notre littérature face au monologue du pouvoir.

L’œuvre de Braun, d’ailleurs, ne se singularise-t-elle pas à travers cet incessant dialogue qu’il installe au fil de ses poèmes avec les grandes plumes que sont Klopstock, Schiller, Goethe, Hölderlin, Büchner, Rimbaud voire Brecht ? Poèmes écrits dans une langue libre qui offre une grande diversité formelle : vers libres narratifs, formes poétiques régulières – rimées ou pas –, des sonnets, distiques élégiaques, voire des poèmes en prose… des citations détournées. Volker Braun est un infatigable modernisateur qu’il faut découvrir – et savourer – au plus vite !

Délibération

J'ai mis au mur deux images
De chaque côté de la table. J'assois
Le visiteur de telle sorte qu'il contemple

Guernica et pendant qu'il parle
J'ai devant les yeux
Le Jardin des délices.
La conversation oscille
D'un bord à l'autre de la table.


François Xavier

Volker Braun, Poèmes choisis 1960-2013, traduit de l’allemand par Alain Lance & Jean-Paul Barbe, préface d’Alain Lance, Poésie/Gallimard n°536, novembre 2018, 192 p. -, 8,30 €

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