Le cercles des amis peintres d’Emil Bührle

Prise en 1954, une photo montre, rigoureusement encadré par la porte, un homme élégamment habillé, assis les jambes croisées, avec derrière lui Madame Camus au piano, une toile de Degas exécutée en 1869. Tout autour de lui, d’autres tableaux, qui, peut-on le penser, sont parmi ses favoris. D’un côté, en bas, Le Garçon au gilet rouge de Cézanne, de 1890, au-dessus, de Van Gogh, Branches de marronnier en fleur, datant pratiquement de la même année.
De l’autre côté, de Picasso, on voit Nature morte aux fleurs et aux citrons ; en dessous La Table de Derain, aux couleurs vives, d’une composition élaborée, renvoyant au cubisme auquel le peintre s’intéressera un temps après avoir délaissé sa palette fauve.

Cet homme qui manifeste ainsi ses goûts et sa réussite, est un  industriel qui est également un collectionneur avisé et passionné, malgré, ce qui arrive parfois, quelques mauvais choix comme ce tableau de Rembrandt acheté en 1945 et qui se révèlera être un faux. Il s’appelle Emil Bührle, il est né en Allemagne en 1890, il s’établit en Suisse en 1924, il devra sa fortune aux armes qu’il vend à la Grande-Bretagne et à la France puis à l’Allemagne*. Ayant étudié l’histoire de l’art à Munich, admirateur des impressionnistes, il commence à acheter des peintures provenant d’artistes de renom, en Suisse et en France chez Wildenstein notamment, il se fait conseiller par les marchands et peu à peu il constitue, sur environ une vingtaine d’années soit jusqu’à sa mort en 1956, un extraordinaire ensemble de plus de 630 œuvres qui prend rang parmi les plus prestigieux et les plus éclectiques qui soient.
L’aventure aura un tournant malheureux avec la question de la récupération des œuvres spoliées. Emil Bührle se retrouve inscrit sur la liste noire des Alliés. Il pourra prouver sa bonne foi et restituera les œuvres, la galerie Fischer, située à Lucerne, qui les lui avait vendues (13 au total) étant condamnée.  

 

Le 14 juin 1954, année de la photo, Emil Bührle donne à l’université de Zurich une conférence dans laquelle il relate l’origine de sa collection. Avec finesse, il explique comment elle s’est élargie, approfondie grâce aux liens qu’il voit entre les mouvements et les peintres entre eux, l’un amenant l’autre.
« Je voudrais employer une image : lorsqu’on jette un caillou dans l’eau, il se forme un premier cercle, puis un second, un troisième et ainsi de suite…
Ce premier cercle comprenant des œuvres de Corot, de Van Gogh et de Cézanne, se compléta rapidement et forma le centre de ma collection…. Peu à peu s’ajouta un remous qui englobait les Fauves et les Romantiques, dont Delacroix et Daumier. Daumier me ramena à Rembrandt, et Manet à Frans Hals. Arrivé aux peintres du XVIIe siècle, les Hollandais et les Flamands ne pouvaient manquer. Un troisième cercle contint les peintres français de la fin du XVIIIe siècle et les modernes. La parenté esthétique des impressionnistes avec les Vénitiens du XVIIIe me suggéra les noms de Canaletto, de Guardi et de Tiepolo ».

Au fil des pages de ce catalogue comme au long des salles du musée Maillol, le regard peut suivre le cheminement créateur des peintres au cours des siècles depuis l’orage menaçant (huile sur bois, vers 1645) qui vient d’éclater au-dessus de Dordrecht, dominé de haut par la Grote Kerk, la grande église et magistralement rendu par Aelbert Cuyp, natif de cette ville, dans un style classique des paysages hollandais du Siècle d’or, jusqu’à cette construction faite d’arêtes, d’angles, de rectangles jaunes, représentant avec une force expressive inégalée des fleurs dans un vase de verre bleu et des citrons posé sur un guéridon rouge, nature morte exécutée par Picasso en 1941, une huile sur toile qui, justement, est accrochée à côté de son propriétaire, comme cela a été signalé au début de cet article.

 

Le parcours fait passer le lecteur comme le visiteur devant Manet, Sisley, Gauguin, Renoir, Toulouse-Lautrec qui selon Lukas Gloor, directeur et conservateur de la collection, fascinait Emil Bührle. On peut en effet contempler l’impressionnante Messaline, maquillée de rouge, vêtue d’une logue robe bleu-nuit, dressée dans une lumière froide, presque menaçante. De même de merveilleux Vuillard, un Modigliani (Nu couché) et Le Violoniste de Braque, difficile à déchiffrer, harmonieux dans ses dégradés de gris, beige et ocre.
Ces  confrontations souligneront et renverront à ces liens et ces filiations entre les courants artistiques à travers différentes époques évoqués avec raison par Emil Bührle.

On est invité à entrer dans le cercle des amis. Pour la première fois en France, une partie de cette vaste collection est accessible.           
A la fin du catalogue, les diapositives projetées lors de la conférence sont reprises. Apparaissent Rubens, Fragonard, Goya, Géricault, Pissarro, Matisse et d’autre. Une autre manière d’entrer davantage dans ce cercle privilégié.

 

Dominique Vergnon

 

Lukas Gloor (sous la direction de), La collection Emil Bührle, 220 x 280, nombreuses illustrations, Gallimard, 188 p.-, mars 2019, 35 euros.  

 

*     Voir à ce sujet l’article d'Annabelle Hautecontre

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