Francis Bacon, peindre sa vie

Choisis à dessein par l’auteur qui a eu, ainsi qu’il le souligne, des échanges profonds, longs et enthousiastes avec Francis Bacon, quatre adjectifs disent tout de l’œuvre de Francis Bacon (1909-1992). Chaque tableau porte en lui ces mots, en révèlent la vérité. Pour Yves Peyré, c’est une œuvre "savante, sauvage, sublime, saisissante". Il faut garder cela en tête quand on parcourt ces pages où sont reproduits de nombreux tableaux. Des mots qui relèvent les paradoxes d’un homme et de son style. Cette peinture résolument personnelle" est toujours dans une tension des formes résultant "d’un exercice permanent d’incompatibilités surmontées".

Relire ce que disait Francis Bacon apporte l’éclairage nécessaire.
"Je fais des images, et à travers ces images je tente de piéger la réalité. Le problème avec le réalisme, en tout cas celui qui m’intéresse, c’est d'échapper à cette forme de réalisme primaire qui est purement illustratif. En art, il n’y a rien de plus ennuyeux que l’illustration. C’est à cela qu’il faut échapper. Il faut concentrer, ramasser au maximum la réalité. J’ai presque envie de dire qu’il faut arriver avec les images à ce que font les sténographes avec les mots, le signe en raccourci à la place de la phrase. La construction du tableau vient en travaillant. Je ne construis pas l’espace ou la scène, puis la figure. Je vais de l’un à l’autre. La structure du fond appelle telle position du corps ou réciproquement. C’est dans ce va et vient permanent que la force de l’un entraîne la force de l’autre. L’exigence vient du tableau. Je crois que je sais très vite si je vais l’accepter ou le détruire."

La puissance visuelle et la charge émotionnelle qui émanent de ces toiles provoquent, déconcertent, interrogent. Dans une construction toujours très élaborée, elles mettent les visages, les muscles, les postures, plus rarement les objets, dans des mouvements de rotation, d’effacement, de retours, en dissolvent les volumes pour en prolonger d’autres. L’œil est attiré sur un détail parfois encerclé de jaune, de noir. Ailleurs, une flèche rouge indique une espèce de terre inconnue, une zone improbable, un vide impossible à identifier tandis que de fines lignes tracent un cube, un rectangle, des portes réduites à un trait qu’un homme franchit tout en restant dans cette contenance supposée. Ici ou là apparaît un effet de loupe sur ce qui serait un organe corporel inconnu, ailleurs une ellipse circonscrit un membre ou signale un endroit pour une action qui se cherche. Ailleurs encore, le tableau s’infléchit, se réfléchit, revient sur lui-même et se coupe, laisse voir un autre personnage, des courbes qui s’achèvent en flaques, en taches de sang, en éclaboussures. "Je n’ai jamais su pourquoi mes peintures sont considérées comme horribles. J’ai toujours été marqué par l’horreur, mais je n’y pense jamais. Le plaisir est une chose si multiple . . . et l’horreur aussi."
Pas de ligne de partage entre un réalisme et une abstraction absolus. 
 

La structure solide qui dans l’art au fil des siècles constitue l’être humain, le met debout et lui donne son allure sinon sa dignité, se transforme inexorablement sous la pensée de ce créateur d’angoisses en une matière presque liquide, molle, qui coule et s’épanche, engendrant ce qui devient un autre type humain, au bord de la dissolution. Un cri se voit plus qu’il ne s’entend, des appels à une sorte de délivrance d’un mal qui rampe résonnent, une sourde rumeur intérieure monte, s’insinue dans la peau et déforme la bouche, le nez, le front jusqu’aux yeux. Mais ce qui ne resterait qu’une vision de malaise, par une espèce de grâce innée, de jugement spontané des équilibres, se transforme en une déclamation brûlante. Inspiré, emporté, transporté, avec un sens inouï de la composition et un savoir abouti de l’harmonie des couleurs, Bacon organise ses tableaux comme un véritable maître. L’espace tout entier respire, se ploie, s’enroule et se déroule autour des personnages. Quant aux tonalités, étranges parfois, un violet léger, du carmin qui s’estompe, de l’orange soutenu, elles s’unissent parfaitement, s’associent pour amplifier le champ de vision et surtout du combat qui s’est instauré au plus profond de lui. Un combat âpre, qui sollicite l’attention et en même temps la repousse. Ce qui ne serait qu’un long et funèbre cauchemar faute de ce talent, lui, le savoir de Bacon est tel que de façon naturelle, tous ses tableaux se changent en scènes vivantes et tragiques comme pouvaient l’être celles de certains théâtres ou arènes antiques.    

 

Au final,  comme le dit avec justesse Yves Peyré, Francis Bacon fait "flamboyer la présence". Celle de l’être face à son corps, à ses obsessions, à ses pulsions, à ses souffrances. C’est bien tout le propos de cet ouvrage que de montrer comment Bacon a créé une telle œuvre, à la jonction de son existence et de sa vocation de la restituer sans détour. Qui peut rester véritablement insensible devant ces toiles ?

Deux attitudes : soit ne pas pouvoir les regarder pour leur intensité et les torsions douloureuses qui les animent, soit au contraire y chercher une réponse, accepter cette expression cruelle qui vient au-devant du regard. Francis Bacon a peint sa vie, dans sa nudité, sa cruauté, sa vérité, des réalités qui s’étalent sur la toile et mettent en jeu l’homme dans sa chair contournée, blessée, palpitante.
Au moment où vient de s’ouvrir au Centre Pompidou la grande exposition consacrée à l’artiste, Bacon en toutes lettres (jusqu'au 20 janvier 2020), Yves Peyré dans cet ouvrage analyse, démonte, démontre les ressorts de l’homme et son travail. Exercice passionnant à suivre pour le lecteur. L’enfance déchirée, le rejet, la guerre, les années dures, les ateliers successifs, le scandale des premières toiles, le suicide de l’ami le plus intime en 1971, l’asthme qui le condamne, la renommée qui croît et submerge tout autant. Que pouvait dire Bacon sinon : "Ma peinture est le reflet de ma vie."

 

Dominique Vergnon

 

Yves Peyré, Francis Bacon ou la mesure de l’excès, 130 illustrations, 240 x 290,Gallimard, septembre 2019, 328 p.-,  49 €    

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