Lydie Dattas, être une femme d'esprit et… l'assumer

Est-ce la faute du cerveau reptilien des hommes ou celle d’un Destin fumeux qui enferme la beauté des femmes dans un corps qui serait sans esprit ? Et quelle puissance faut-il alors déployer pour que son intelligence, sa créativité, sa pensée subroge sa plastique dès lors que ses yeux foudroient le mâle, que son visage hypnotise le fat, pour qu’alors jaillisse des tréfonds immondes des pensées salaces une autre vue de cet esprit libre qui supplante soudain les egos de ces messieurs…

Lydie Dattas est née belle, très belle, et alors, la belle affaire ! Mais pour briser les codes, renverser la table, il faut du caractère et du talent, il faut le feu sacré et c’est en poésie qu’elle ira puiser cette énergie qui lui fera publier son premier recueil pour ses vingt ans au Mercure de France : L’écriture d’un poème est le seul instrument scientifique de haute précision qui ne torture pas le réel, rappelle Christian Bobin dans sa préface. Ce que les femmes cachent par instinct dans leur nuit pour échapper à la brutalité des hommes, l’écriture de Lydie le montre.

Je sais que nul n'essuiera de mon front le rouge de la honte, que la nuit la plus noire ne sera assez opaque pour résorber l'humiliation d'être une femme, que rien ne me délivrera de la tristesse humiliée de me savoir n'exister qu'afin de recevoir le sperme, de me savoir faite pour noyer en moi toute spiritualité. Car c'est bien en cela que consiste la malédiction : que toute spiritualité doive au sein de ma propre chair être résorbée, que toute transcendance y soit destinée à mourir. Je sais que rien ne rachètera le crime d'être une femme, puisque c'est l'appartenance à ce sexe qui est maudite, puisque à chaque instant ce par quoi j'eusse pu être sauvée expire en moi, et qu'il faut précisément vivre ma mort éternelle.


Trois ans plus tard, elle épouse Alexandre Bouglione et tentera de créer avec lui le premier cirque tsigane d’Europe. Puis Jean Genet croisera sa route, l’insultant (elle avait la fâcheuse habitude de le contredire), il provoquera un surcroît d’écriture, une piqure d’orgueil qui aboutiront à cette extraordinaire Nuit spirituelle, sorte de revanche pour tenter de le blesser aussi fort qu’elle fut attristée de sa réaction. Mais une fois lu, Genet lui écrivit son admiration : C’est à la fois désespéré et au-delà du désespoir […] Votre parole est comme projetée par un rayon qui viendrait de très loin, et puis la langue est magnifique […] J’ai pris une gifle.

Ma pensée, belle seulement d'intercepter la lumière et d'instaurer les ténèbres, est à elle-même sa propre condamnation et sa propre mort : faite de nuit elle n'éclairera aucune énigme, ne fera le jour sur aucun mystère, mais interposant lentement son disque noir entre le monde et vous l'occultera, ne laissant dans vos consciences brusquement endeuillées par la mienne, au lieu de la clarté espérée, que la tache aveugle, le sombre éblouissement causé par le passage inattendu de la lumière à l'obscurité
 

Laquelle ne sera jamais aussi retentissante que celle ressentie à la lecture du Carnet d’une allumeuse, cette réponse en forme de miroir apposé en face d’Une saison en enfer, une écriture pour se libérer de Rimbaud dans un feu d’artifice thaumaturgique qui ensorcèle le lecteur par cette rage exaltée qui brûle le texte dans une poésie en prose d’une rare incandescence. "Je veux la liberté dans le salut !" clamait Rimbaud. "Je veux l’esprit avec la chair !" s’écrie Lydie.

Un brouhaha montait de la salle à manger bondée du restaurant de fruits de mer. Me détachant de l'horizon turquoise j'avançais, me cognant au bourdonnement des voix et au tintamarre des couverts, statue de sable dans un bikini rose.
Mes yeux noirs me précédaient.
J'étais la pensée en maillot de bain.


Quelle manière de montrer le génie féminin hors du dogme du féminisme, qui est pour elle une nouvelle forme de soumission, quelle passion pour cette vérité mystique cachée dans chaque femme à la fois pourchassée et aguicheuse, victime affolée qui consent au viol de son Moi pour être la première, la seule, au panégyrique de la testostérone quand l’esprit vaillant démontre qu’il sera toujours au-dessus de cette mêlée iconoclaste. Faut-il alors se désoler d’être porteuse du sacrement de la chair, vouée au bûcher des sens, ou s’en réjouir ?
La voilà, cette femme de tête et de corps, Lydie Dattas, qui supplante Simone & Cie par une langue électrique au sel mordant de l’intelligence et du rythme parfait qui déroule un conte impudique sous nos yeux ébahis de tant d’inconvenance spirituelle ainsi dévoilée ; mais faute avouée n’est-elle pas déjà pardonnée ?

Dans la bibliothèque aux suspensions de cuivre rouge je dépliai le billet : "Vous a-t-on dit que vous étiez ravissante ?"
Les filles sont des poèmes lus par des imbéciles.
Mon génie sonna mes yeux noirs.
Mon visage était un éclat de Zan triangulaire. Si l'été me tannait mes bords étaient coupants.

 

François Xavier

 

Lydie Dattas, Le Livre des anges suivi de La Nuit spirituelle et de Carnet d’une allumeuse, préface de Christian Bobin, Poésie/Gallimard, n°553, juin 2020, 272 p. -, 9,50 €

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