Art nouveau ou la fin des utopies

Il y a une autre lecture possible du dernier roman de Paul Greveillac. Jean-Paul Gavard-Perret a rendu compte de l’histoire. L’intrigue et celle du moment, ce foisonnement créatif qui déboucha sur l’art nouveau. Mais au-delà de l’architecture, cette nouvelle approche artistique incita aussi les peintres à revoir leurs desseins. Au-delà du défi technique (béton armé, formes nouvelles…) l’art nouveau impose aussi une pensée nouvelle. Et c’est en Hongrie que cela se passe. Sans doute parce que c’est aussi là que les Juifs furent émancipés, qu’on leur fichait la paix. Ainsi vinrent-ils de Prague, de Vienne, de Bucarest, de Kiev, Minsk, Dublin, etc. pour assouvir leur soif de liberté et de création.

Toute forme d’art est un manifeste. Il n’y a pas que la volonté primaire de déconstruire. Il en va aussi du désir d’ailleurs. De s’affranchir. De voler de ses propres ailes. Et cela passe aussi par la vie privée. Par l’approche que l’on a des autres. Du pays, de la politique, des mœurs… Pest et Buda se regardent en chien de faïence d’un côté à l’autre du Danube. Mais les cœurs purs se rejoignent dans un idéal à construire. Un vent souffle qui va imposer l’avant-garde artistique dans toute l’Europe jusqu’à ce que la Première Guerre mondiale annihile tout.

Mais le rêve garda sa fragilité du miracle. Il conservera sa vaillance indispensable à la vie de l’Homme. Et si les empires s’écroulent c’est bien que la machine à rêves faillit. Le Cavalier bleu aussi y laissera des frères dans les tranchées. Les sociétés ne se délitent pas sous la charge des sollicitations égoïstes. Elles pourrissent sur pied, faute d’avoir su faire bourgeonner le mystère. Il faut à l’artiste des tabous à briser. Faute de mourir de la pauvreté de ses rêves. En leur absence, grands orphelins à l’ombre de ses désastres intimes, il enrage à ne pas pouvoir créer autrement. Vivre pleinement ses fantasmes tridimensionnels pour montrer aux autres qu’il y a un autre choix de vie. Mais la question est parfois trop importante. Le défi trop immense. Les financiers pas assez fous pour s’engager dans pareil chantier… Faute de courage ? Faute d’envie ? Rien n’est gratuit ici. Il faut tout conquérir, de force. Prendre. On ne vous donne rien. Surtout quand vous vous obstinez à défendre le Beau. Et que vous dérangez ceux qui sont dans le contentement…

L’accoutumance est la première des barrières dressées contre la folie. La désensibilisation est souvent la seule façon de vivre avec soi-même. Alors notre architecte de génie s’en ira, seul. Trop d’échecs, une femme trop belle. Comment survivre en construisant de petites choses quand vous aspirez au grandiose ? Que vous vous rêvez comme l’un des plus grands bâtisseurs de l’époque ?
Si la faillite d’un régime est avant tout celle de ses élites, le peuple participe aussi à sa propre chute en suivant aveuglément les traîtres qui les gouvernent. L’idée d’un changement est toujours cruelle. Comme le printemps. Sadique. Qui fait entrevoir beaucoup, pour révéler si peu. Les esprits s’inventent des lendemains qui chantent. Les images rougissent et le sang devient sel. Mais le rêve est très vite assassiné. Nous sommes des créatures nobles et imbéciles qui choisissent d’abdiquer devant la tyrannie du désir.

 

Annabelle Hautecontre

 

Paul Greveillac, Art Nouveau, Gallimard, août 2020, 288 p.-, 20 €
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