Portrait de femme : Rosa Liksom

La fiction de Rosa Liksom s’éveille, échappe au point final. Pour un temps. Car un tel roman est une vision dans la nuit. Celle d'une mariée qui descendit l'escalier. Mais pas celle de Duchamp. Écoutons la parler : Je suis née en un temps de haine. Je suis devenue femme en un temps de haine et de vengeance.
Désormais cette héroïne est bien vieille. Mais elle fut parfois inséparable de gens infréquentables. Petits cons, petites bites, disait Duchamp déjà cité mais qui firent beaucoup de mal – pire même – tant leur puissance était grande et sans partage.

Tout se passe dans ce roman au cours d'une seule nuit. Âgée, la Colonelle se souvient de sa propre histoire. Son père et son milieu ont fait d’elle une jeune fille impliquée dans les cercles nationalistes. Elle est devenue une nazie finlandaise.
La colonelle est donc une femme complexe : libérée sexuellement et intelligente mais poreuse aux tendances les plus autoritaires. Elle se retrouva prise entre deux postulations : la soumission à son mari (de trente ans son aînée, leur relation fut marquée de passion, de violence) et l'assujettissement à de véritables extases dans la nature.

La langue de Rosa Liksom est dure mais lumineuse pour épouser l'histoire de celle qui perd très tôt la mainmise sur sa propre existence. Elle fut néanmoins la femme emblématique d'une Finlande forcée de combattre à la fois la Russie et le Troisième Reich.
La question du roman (qui demeure ouverte) est de savoir si une telle femme peut être pardonnée. Et reste à estimer aussi combien de fois une vie peut recommencer. Pour le dire, l'habileté narrative est ici  prodigieuse : la transparence efface autant la mise à nu que la nudité. Tout est d'une ironie froide, impalpable.

La colonelle se tient dans l’air comme du cristal. Son apparence est une apparition. Elle est espace mental, ménagerie de verre, "machine" à provoquer l’apparition de pulsions parfois mortifères.
Voici à nouveau la mariée, voici de la littérature de glace pour que son miroir soit sans tain. Les va-et-vient du livre sont fait pour donner un sens à ce qu'on nommera "’érosïsme." Rosa Liksom crée pour y parvenir la réverbération de celle qui recherche désormais moins de la jouissance que du sens. Ou – et si l'on préfère – une jouissance célibataire qui n'advient que dans l’intimité du déchirement.
 

Jean-Paul Gavard-Perret
 

Rosa Liksom, La colonelle, traduit du finnois par Anne Colin du Terrail, coll. "Du monde entier", Gallimard, octobre 2020, 208 p.-, 18 €
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