Les Horizons de Victor Segalen

Victor Segalen exécrait les romans de son époque. Et ce pour une raison majeure : Il possède ledit personnage haïssable : l'Auteur à tout faire, obstiné, innopportun plat, vil qui flatte son lecteur. Si bien que pour lui le roman n'est qu'une larve. Segalen lui préferera toujours le récit de voyage, l'essai et la poésie voire aussi des romans mais à l'enclos disjoint (Sur une forme nouvelle du roman, p. 472).
Dès lors il n'a eu de cesse de cultiver une hybridation des formes.

Et atteindre une telle perfection – le responsable de l'édition la juge presque inatteignable – comme pour chasser ses démons, Segalen a trouvé un mécanisme obsessionnel : celui de l’exotisme. Cette mécanique se multiplie  avec le temps dans cette relation étrange à soi et à l’autre. Pour autant l’exotisme est un monde difficile: pour y entrer il faut se battre avec soi-même.
L’auteur en dépit de ses affres n'est pas du genre à contempler ses cicatrices : il cherche à magnifier ses territoires pour que chaque géographie marque le signe de son au revoir tacite à une fin du monde mais afin qu’il renaisse. Non en une nouvelle fuite mais par un nouvel appel face  à l'érosion du temps.

Par ailleurs existe dans l’œuvre (que Christian Doumet a choisi de publier judicieusement dans son mouvement) une lenteur féconde. Elle se développe sous un aspect fortement incantatoire. L'absence ou la disparition  est vaincue en une sorte de rituel : chaque texte, chaque pays sont des aubes: ils envoûtent plus qu’ils ne séduisent. Certains mènent à une impasse, d’autres où l’on ne s’y attend pas. Certains commencent en un feuillage tiède, d’autres sont soufflés de hauteur au bord du silence.

Le tout se développe en une construction musicale pour faire le mur, quitter la cellule des habitudes et rejoindre l’horizon sans barreaux. S'y découvrent grâce à la complicité de l’auteur : des portraits, des impressions, des pensées. Segalen y pose des questions essentielles : Écrivons-nous pour ou parce que? Que dire à ceux qui affirment qu’en mémoire comme en amour, il y a toujours un malentendu et un malentendant ?
La force de l’auteur tient malgré tout au temps. Il garde la jeunesse vive même en l’âge qui venait. Et lorsqu’il ne lui restera qu’une petite heure de dévotion elle se métamorphose en des apothéoses dont Stèles est le joyaux. Il voyagera encore car il possède la puissance de sans cesse quitter sa maison : elle lui est toujours trop petite comme est  trop grande la solitude sans le désordre sympathique de l’autre et de la tribu. Seul, l’homme n’est qu’un reclus.
Et de reclus à rebut il n’y a pas loin.

C'est pourquoi Segalen écrit dans l’urgence mais aussi  dans le recueillement. Le poids de l’existence en ses déplacements ne sont pas des fuites. En l'éphémère qui bat il s'agit de revenir à soi, de revenir toujours à la vie dans l'espoir d'une existence .et ce face à l'effet-mère dont l'auteur connut le poids.
Mais  pour lui tout ce qui lie ne ligote pas forcément. L’idéal arrive lorsque partager devient non diviser mais multiplier. C’est peut-être trop en demander souvent à l’humain trop humain. Il n’empêche car même lorsque le silence se fait, ce rivage exotique demeure.

Segalen en reste le complice. Pour lui ce sentiment est un appel, une clandestinité et non un étalage touristique. Et l’œuvre telle qu'elle est donnée à lire ici devient une ligne de vie: à  savoir de désir. Il faut le tenir, le faire aller mais sans retenir personne : juste l’angle de la rencontre d’où Segalen repart, montant vers l'inachèvement pour l'absolu. L'inverse est vrai aussi.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

 

Victor Segalen, Œuvres 1 & 2, édition de Christian Doumet, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, novembre 2020, 1232 p.- & 1312 p.-, 67,50 € & 62,50 € avant le 31 août 2021

Le volume I contient :
Journal des îles - Gauguin dans son dernier décor - Le double Rimbaud - Les immémoriaux - Sur une forme nouvelle du roman ou un nouveau contenu de l'essai - Briques et tuiles - Stèles - Un grand fleuve - Odes.
Le volume II contient :
Équipée - Peintures - René Leys - Essai sur soi-même - Dossier « Imaginaires » - Le fils du ciel - Essai sur l'exotisme - Thibet - Hommage à Gauguin.

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