Même les anges, selon Christèle Wurmser

Je ne me souviens plus comment ce titre m'est tombé dessus. Pas par grand bruit, grande librairie en tout cas. Discrètement. Pas par zerosociocul. Ma libraire l'avait en rayon. J'ai laissé traîner le livre du 18 mai 2021, 15h09, heure de l'achat à Toulon au 1° juin 2021, début de la lecture face à la basilique de Saint-Denis, lecture sur 3 jours.
Pour ma note de lecture, j'ai utilisé les 12 pages blanches de la Fin (Alain Cadéo, Blanc 1999). Je l'ai écrite à la main, avec un stylo à bille.
Voilà un roman qui m'a surpris. J'utilise volontairement la première personne, non parce que toute lecture est la moitié du chemin fait par le lecteur pour rencontrer l'auteur, l'écrivain, le locuteur, le narrateur mais parce que ce roman, ce premier roman, m'a renvoyé à l'acte d'écrire, celui de Christèle Wurmser, celui d'Alain Cadéo, peut-être le mien...

La quatrième de couverture pose un enjeu : un amant de papier est-il imaginable ? Peut-il être décrit, prendre sexe et âme, vie, à travers des mots, des phrases, des ponctuations, des jeux sonores, des dispositions graphiques ? Ce n'est pas l'écriture ou la vie, c'est l'écriture-vie. C'est l'écriture-fleuve, écoulement permanent, depuis l'âge de six ans, âge du premier roman, un roman sans fin sur cahiers d'écolière, écoulement permanent avec la découverte, l'apprentissage des mots justes, rares apportés par le père au sortir de son atelier de peintre connu. Des dizaines de mots ont exigé que je consulte. Avec les mots, avec la nomination s'éveille le regard. Nommer c'est sortir du flou, du brouillard, un morceau de réalité, un bout de vie. Nommer c'est voir. Et regarder c'est créer, faire surgir du néant, de l'indifférencié. C'est faire la différence, c'est différer. L'imagination se nourrit, se déploie non à partir de ce qui s'offre comme réel dans sa matière mais comme ce qui a été sélectionné, sectionné, différencié à partir d'un lexique qui se développe comme on file des métaphores.

Sur 305 pages, 20 pages de sexe cru. À chaque lecteur de ressentir, je dis bien de ressentir, de conscientiser son ressenti s'il le peut. J'ai éprouvé ces pages crues, sans rejet, sans attirance particulière, sans excitation sexuelle. Je les ai reçues comme cliniques ou biologiques, très schopenhaueriennes (phylogenèse au travers de fornications semblables à de la besogne, du labour), très peu beauvoiriennes (ontogenèse au travers d'expérimentations, d'essais au grès des rencontres, des excitations, sollicitations, prédations). 

La quatrième de couverture accrocheuse, racoleuse. Quels fantasmes va développer une femme lâchement abandonnée par son amant ? On découvrira plus tard que peut-être ce départ cachait une manigance, une forme de manipulation par l'amant, une duperie ignorée de l'amante, elle-même à l'origine d'une autre manigance (jeu de dupes dupées). Je me suis assez vite rendu compte que ce n'était pas le propos. le récit jouait du temps, se jouait du temps, le passé en Lorraine, au bord de la Mordrière, le présent à la villa Médicis à Rome, le futur avec le retour à Paris et celui qui attend au loin sur le quai, les temps alternant dans le récit tentant de les emmêler.

La narratrice a simultanément plusieurs âges (je ne me suis aucunement demandé si ce récit était auto-biographique, la réponse est oui et surtout non, c'est une autofiction selon la description de Serge Doubrovski). Enfant. Adolescente. Adulte. Et si l'adulte occupe une grande part du récit, le séjour à la villa Médicis étant le clou quasi-burlesque de ce récit, il me semble que l'iconoclaste ne peut être que l'enfant avec son imagination sans censure, capable de déboulonner pareille institution, l'enfant éveillée, se tenant debout et ne s'en laissant pas conter (la maîtresse sans maîtrise et donc intarissable du conte c'est elle depuis l'âge de 6 ans).

Le titre Même les anges (et page 305, deux lignes avant la fin), suspendu, ouvrant notre imagination, nous invitant à la vision (une création), suscitant notre perplexité, nous renvoie à la formule de Gilbert Keith Chesterton : Si les anges volent, c'est qu'ils se prennent eux-mêmes à la légère ! au mythe d'Icare évoqué dans le roman et trouve son élucidation deux lignes avant la fin : même les anges perdent leurs ailes...

Quels anges ont perdu leurs ailes ? Apparemment, il est des mots trop étroits pour les drames qu'ils contiennent. Inceste (pages 36 et 293). Qui disparaît dans le linceul que constitue le récit? Quelles réalités se diluent-elles ?
Récits de naissances à morts, non linéaire et pas aléatoire, récits de chutes, de pertes (dont des pertes de mémoires), de deuils, d'effacements, de résurrections peut-être, à venir, à la survenue d'un souvenir ravivé par un mot écrit à la main sur du papier.
Récits embrassant, saisissant à pleines mains, la terre, toutes les fornications, prédations. 
Récits de bords de rivières, de mers, d'océan pour l'expérience paradoxale de l'horizon (qu'y a-t-il au-delà de l'horizon ? faut-il donc ne pas jeter l'œil sur cette ligne, toujours la même, et sans réponse, garder la tête baissée sur ce qui est si proche et tout aussi désirable ?)
Récits d'envols, de vols (devenir oiseaux, voir d'en haut).
Dispositions graphiques dans la page, jeux de sonorités incitant à lire à haute voix, Christèle Wurmser, la résidente-enfant de la villa Médicis, du cauchemar hilarant qu'est ce bas-fond, semble se donner les moyens de la singularité pour décrocher avec ses cahiers d'écolière, la collection Blanche chez Gallimard, le soutien de Daniel Pennac et Jean-Marie Laclavetine.
Mais à l'écouter sur Fréquence protestante, j'ai reçu une voix de passion retenue, pas la voix de maîtrise que j'avais fabriquée dans ma tête.
J'ai aimé cette voix qui me permet de me déglaiser, démariner, décieller, déniaiser, désaper, dégrandir, démordre, débiter, déconner, dévider, déviter...

Assaisonneur


Christèle Wurmser, Même les anges, coll. Blanche, Gallimard, mars 2021, 320 p.-, 20 €
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