Les frères Morozov, une épopée artistique

 

Après la présentation de la somptueuse collection Chtchoukine, déployée dans ce même lieu il y a quelques années, voici le tour de celle des frères Morozov, Mikhaïl et Ivan, d’être montrée hors de Russie à la Fondation Louis Vuitton.
Deux frères unis par un même amour pour l’art. Le premier sera le mentor du second, celui-ci est peut-être plus méditatif, celui-là sans doute plus impulsif et exubérant. Ils sont à peu d’années près contemporains de Sergueï Chtchoukine. Si une identique passion pour la peinture française, en particulier pour le mouvement impressionniste, mais pas seulement, relie ces trois collectionneurs, d’autres points les rapprochent, entre autres l’industrie textile, des existences fastueuses dans leurs palais moscovites qui n’excluent pas les drames personnels, leur compétence de gestionnaire, leur esprit philanthropique venu d’une culture affinée de grands mécènes, leurs voyages à Paris pour rencontrer les peintres.
Les trois hommes visitent les galeristes et les marchands d’art alors réputés que sont Ambroise Vollard, Bernheim-Jeune, Paul Durand-Ruel. Des parcours voisins donc, à la fois faits de pragmatisme et de romantisme qui ne manquent pas de donner un aspect un peu légendaire à la vie de ces éminents connaisseurs. Dans les deux collections se retrouvent certains noms, comme ceux de Picasso, Matisse, Gauguin.
Toutefois, les frères Morozov ont élargi leurs acquisitions aux peintres russes tels Répine, Sérov, Vroubel, Larionov, Korovine, dont plusieurs fréquentèrent les salons de Mikhaïl, et à d’autres artistes français, tels Bonnard, Cézanne et Denis. Autant de croisements entre des univers différents qui permettent de voir qu’elles furent les influences transmises par les artistes français et qu’un esprit d’émulation sinon de compétition s’était instauré entre eux.

Second volet de la série Icônes de l’art moderne, cette exposition offre ainsi une suite naturelle à la précédente, en est comme un prolongement approfondi et un élargissement incontestable. Grâce à la triple collaboration du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, du musée Pouchkine à Moscou et de la galerie Tretiakov, également à Moscou, c’est à une magnifique présentation de très nombreux chef d’œuvres que l’on est convié.
Nul doute qu’elle rencontrera un succès similaire à la précédente compte tenu de l’ampleur qu’elle revêt puisque ce sont environ 200 œuvres qui sont accrochées sous les hautes voiles de verre de l’étonnant édifice qui élève au-dessus de la verdure du Bois de Boulogne son élégante silhouette conçue par Franck Gehry.
Le catalogue qui accompagne cet évènement est à la hauteur de ce qu’il promet. Il se lit avec une curiosité sans cesse renouvelée. On y voit notamment une remarquable série de photographies en noir et blanc d’intérieurs de musées.  

C’est en additionnant leurs goûts que les deux frères constituèrent leur collection, en quelques années seulement pour Mikhaïl qui après l’achat de tableaux de peintres russes, se lance dans l’art occidental en achetant un tableau d’Albert Besnard. Ivan comme son frère acquiert d’abord des tableaux de peintres russes mais il passe assez vite aux peintres français, Sisley, Pissarro, puis Bonnard et Signac. Entrent d’autres noms d’artistes européens, ceux de Frits Thaulow, Edvard Munch, du finlandais Akseli Gallen-Kallela, de l’espagnol Ignacio Zuloaga.

À l’évidence, dans cette constellation, brillent des étoiles de première grandeur. Par contrecoup elles relèguent quelque peu, sans heureusement les éliminer, les noms des peintres russes qui ne manquent pas loin de là, de valeur. Ivan est curieux de tout, il s’intéresse à la peinture occidentale dans son ensemble, il réfléchit longuement et prudemment avant de passer à l’acte d’achat.
Après Monet dont il a acheté en avril 1907 parmi d’autres deux œuvres magnifiques Coin de jardin à Montgeron et Meule de foin à Giverny, et Renoir, ce sont la même année Gauguin, dont il aura au total 11 toiles, qui se distinguent par une musicalité toute particulière et bien prononcée note Albert Kosténévich, et Cézanne dont le Paysage bleu, un de ses tableaux préférés, qui intègrent la collection.
Vient ensuite Van Gogh, avec La Mer aux Saintes-Maries, de 1888, de format carré ou presque, qui traite la mer tel un totem iconique… Puis arrivent les fauves, Derain, Vlaminck, suivis de Maurice Denis, qui avec sa femme voyagea à Moscou en 1909. Ivan lui a en effet passé une commande pour la décoration du salon de musique de son palais, sur le thème de l’histoire de Psyché, une composition qui se révèle à la fois savante et laborieuse. C’est le tour de Matisse qu’Ivan découvre grâce à Chtchoukine, de Picasso dont il achète le 29 avril 1908 La jeune fille à la boule (L’acrobate à la boule), un nom d’artiste qui ne lui dit encore rien! En 1915 Chagall figurera dans la collection.

Octobre 1917, la révolution éclate. Le 19 décembre 1918, un décret nationalise les collections d’œuvres d’art. Ivan Morozov meurt le 22 juillet 1921, à Carlsbad, en République Tchèque. Parmi ces chapitres dont la qualité ne faiblit pas, on lit avec un immense intérêt les textes d’auteurs russes, parfois anciens, très bien traduits, réunis dans la partie intitulée Anthologie.
Ce sont autant de témoignages et de mémoires de la famille, avec souvent des critiques sans concession, comme cette note sur l’art de Denis, la combinaison d’un esprit fin et d’un cœur froid. Écrits en 1903, les mots du journaliste et critique dramatique Nikolai Rakchanine pourraient orienter cette passionnante lecture: Mikhaïl Abramovitch Morozov… était un transmetteur de culture, un porte-parole éclatant des aspirations à la culture du jeune parti marchand de Moscou… L’art le brûlait.

Dominique Vergnon

Anne Baldassari (sous la direction de), La Collection Morozov, icônes de l’art moderne, 300 x 280, relié sous jaquette, nombreuses illustrations, Gallimard, septembre 2021, 540 p.-, 49,90 €

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