L’Homme de Bouïda en sous-locataire du monde

Il y a des bonheurs simples : découvrir un écrivain, savourer son premier roman et s’engouffrer avec lui dans toute son œuvre qui est ici un sans-faute. Fait rare dans le monde littéraire actuel qui se contente de si peu, dont les auteurs enfilent le plus de perles possibles et marchent en rangs serrés dans le conformisme, tremblant de peur de se faire lyncher par les hyènes des réseaux sociaux. 
Soyons honnête : cette chronique est subjective car, vous l’aurez compris, j’adore Iouri Bouïda !
Voilà un écrivain qui ne s’égare pas dans le politiquement correct et qui tance l’hypocrisie bisounours dans laquelle le wokisme tente de détruire définitivement l’origine même de l’humanité : ses différences. À commencer par la toute première, celle qui distingue les hommes des femmes ; ainsi pouvons-nous nous délecter ici de stances bien réparties que Sacha Guitry aurait volontiers applaudi. Si #osezlefeminisme avait un peu d’ouverture d’esprit et de culture, elles auraient lu Bouïda et hurleraient leur rage à nous voir savourer cette liberté de parole qui tacle ici ou là cette idéologie à sens unique – car ces dames furent bien silencieuses lorsque le Conseil européen tenta de nous imposer sa campagne de propagande sur la beauté du foulard islamique, La liberté dans le hidjab. C’est tout aussi idiot que de vouloir se réconcilier avec des terroristes…  

Ce sera donc de Russie que viendra cette liberté des idées, ce droit à dire autre chose que reluire la pensée unique et faire briller l’universalisme, d’analyser objectivement le comportement des uns et des autres, animaux au sang chaud et aux objectifs diamétralement opposés. Iouri Bouïda saute à pieds joints dans la mare de boue et nous éclabousse joyeusement pour notre plus vif plaisir : retour à la terre, à l’instinct, à la primauté reptilienne, au cœur de l’humain déshabillé de ses manteaux vertueux bien virtuels, tant réapparaît le naturel dès que l’on gratte un peu cette enveloppe d’hypocrisie consensuelle ; tout cela pour nourrir le Veau d’or quitte à y laisser son âme.
Quelqu’un a-t-il suivi la bourse depuis un an – et plus particulièrement les cours de Big Pharma ? Jamais les indices n’ont été aussi hauts, et personne pour s’en inquiéter alors que l’on est sensé vivre la pire pandémie du monde moderne ? Quelle bouffonnerie…  

Puisant dans ses souvenirs et manœuvrant à merveille l’ellipse, voici la vie de Stalen Igrouïev, apprenti écrivain, débarquant à Moscou avec ses rêves et ses défauts – ah la vodka… Notre sous-locataire traversera les décennies – prétexte à décortiquer sous la loupe la société soviétique puis son écroulement et l’avènement de la Russie moderne. Durant les années quatre-vingt-dix, les gagnants ont été ceux qui ont su en tirer profit, ceux qui ont cru à l’irréversibilité du changement – en compagnie de femmes, toutes plus intrigantes, pittoresques, sublimes, les unes que les autres ; mais celle qui laissera sa marque sera la plus âgée. Phrynée lui ouvrira les portes moscovites d’un drôle de monde interlope, liant sa beauté à son intelligence – une femme splendide au visage pur et au corps parfait démontre combien le beau et le bien ne peuvent exister séparément : telle était du moins la philosophie des contemporains de Praxitèle, adeptes de la kalokagathie.
Voilà qui me rappelle un ancien ouvrage, celui d’István Vizinczey, Éloge des femmes mûres, formidable roman hongrois teinté d’autobiographie qui peint la découverte de la sexualité avec une légèreté pleine de fantaisie…
Il y a indéniablement une musique slave en littérature. Et nous la retrouvons dans ces tâtonnements du  jeune blanc-bec de l’amour qui ne comprend pas la flamme secrète qui bouillonnait dans le cœur de cette femme de trente-sept ans et cherchait un exutoire à tout prix. Et si cette égalité si recherchée par certaines au point d’en devenir caricatural, existait déjà au plus profond des êtres, liant amour et désir dans une même quête effrénée qui pousse femmes et hommes à se comporter de manière totalement débridée dès lors que l’intime est franchi… Fut-elle au moins heureuse pendant les longues minutes où ; après le sexe, elle était allongée aux côtés d’un adolescent dont elle caressait le ventre, les larmes aux yeux ? Le sexe, la seule parenthèse offerte à tous pour se débrancher et oublier l’infernal quotidien ?

Nous essayons de nous résigner au fait que le monde baigne dans le mal, et nous cherchons donc dans la vie la moindre trace d’Éros pour avoir quelque chose à aimer.

Dans tous les cas, le sexe lie, enchaîne et porte tous les personnages de ce bouillonnant roman, de ces femmes machines à sexe en quête de mari qui pleurnichent le lendemain quand l’homme du jour les aura seulement baisées et refusera de les épouser ; à cette règle sacrée de choisir de sortir avec une femme mariée car cela aurait le mérite de diminuer les frais d’entretien. On voit que le Bouïda du Train zéro a toujours le sens de la formule…  
Si, en Russie, "on devait se souvenir de tout le mal", il faudrait tuer tout le monde. Personne n’est désormais capable ou prêt à réfléchir à la vie de l’esprit, à l’idée russe et à l’avenir de la Russie, de discuter de Dieu, du diable et de la prédestination de l’homme, de rêver à l’amour et à la liberté… Il n’y a pas de problèmes philosophiques – il n’y a qu’une enfilade d’impasses suscitées par l’incapacité de la langue à exprimer la vérité. Et l’ajout du point médian ne va pas aider à résoudre le problème… Piotr Viazemski affirmait que l’écrivain répondait de la langue et non de la société : La langue est la confession du peuple. Autrement dit, il s’agit du trésor le plus précieux dont des millions d’hommes, pendant plus de mille ans, se sont servis pour rassembler, construire, forger, écrire la Russie (ou la France), son image, ses mœurs, sa culture, son histoire… quelle responsabilité ! Et l’on voudrait la détruire au seul prétexte d’une idéologie dévoyée basée sur la tradition européenne de la démocratie, qui, au nom de l’égalité universelle, rabaisse les génies afin que les masses médiocres ne se sentent pas exclues.

Et pour nous empêcher de réfléchir, on supprime le temps de la réflexion, ainsi on nous impose de toujours aller plus vite : nous nous hâtons, nous courons, nous essayons de tout saisir, tout et tout à la fois, mais quand on est pressé, on est rattrapé par le malheur. Et la bêtise, et l’infâme, comme ces politiciens qui tweetent plus vite que leur ombre des inepties. Je me souviens de Kijno qui déjà, à l’aune des années 2000, tançait cette immédiateté qu’il abhorrait, lui préférant le temps long de la réflexion, des interminables conversations téléphoniques du samedi matin… Kijno, slave lui aussi, si imprégné de spiritualité et de plus en plus déboussolé par ce monde numérique devenu fou.
Un monde qui impose par la force des choses, cette violence des circonstances qui ne permet à aucun instant d’oublier que la liberté de choix et la liberté de soumission représentent une menace identique pour la nature humaine… 
N’oublions pas qu’il suffit que l’homme se comporte un tout petit peu plus mal que l’animal pour que le mal prenne des proportions incommensurables

François Xavier 

Iouri Bouïda, Les aventures d’un sous-locataire, coll. Du monde entier, Gallimard, octobre 2021, 450 p.-, 24 € 
Découvrir les premières pages...

Sur le même thème

1 commentaire

Excellent papier