Paul Signac, de jour en jour

Mémoires, journaux, souvenirs écrits, cahiers privés et carnets intimes, de Saint Augustin à Kafka, de Montaigne aux Goncourt, de Madame de Staël à Georges Sand, des Confessions de Rousseau au Journal d’un poète d’Alfred de Vigny pour ne donner que quelques exemple, nombreux sont celles et ceux qui ont livré aux feuilles de papier réflexions, jugements, confidences, itinéraires de vie, faisant d’elles le miroir quotidien de leur sincérité.

Comme Edouard Vuillard, pratiquement son contemporain, Signac (1863-1935) a tenu pendant une quinzaine d’années son Journal. Observateur de son temps et de ses contemporains à l’œil aiguisé et à la plume alerte, par le ton même de ses propos et la verve de son écriture il se révèle un diariste talentueux et prend rang parmi les chroniqueurs célébrés dans l’histoire littéraire.  
Voulant d’abord devenir écrivain avant d’être peintre, sans donc toujours y penser, il allie en lui cette double vocation qui se traduit dans ces pages par des mouvements de formules dessinant de ligne en ligne une tranche d’existence. Évitant les afféteries, il ne ménage pas ses critiques envers les uns et ne mesure pas ses louanges envers les autres. Ainsi du peintre Angrand, …de plus en plus vague, il perd la mémoire et cherche ses mots…il a fait quelques dessins d’enfant, de Toulouse-Lautrec, un rigolo de talent, de Félix Faure, parti de si bas et arrivé si haut et qui fit tant d’efforts de sottise, de vanité et de méchanceté, des tableaux de Seurat, de la lumière douce et harmonieuse accrochée sur les murs.   

Il donne l’impression de composer ses phrases comme il pose ses touches sur la toile, c’est-à-dire les liant vivement et logiquement, choisissant en quelque sorte le terme pur comme il le fait pour les couleurs, puisque seules les primaires et les secondaires sont utilisées dans cette manière particulière de rendre le réel. Il trouve aisément l’expression qui frappe pour donner du poids à son propos ainsi qu’il joue sur les nuances pour faire vibrer les sujets de ses toiles. C’est ainsi que proposant au spectateur d’harmoniser grâce à son œil l’ensemble du tableau, il invite le lecteur à concilier les idées entre elles. Enthousiastes, Kandinsky encore jeune et Paul Klee liront le Journal de Signac.

Un thème domine naturellement le livre, la peinture avec au cœur de celle-ci le néo-impressionnisme. Il rend hommage au fondateur du pointillisme, Georges Seurat, mort en 1891 à peine âgé de 31 ans, au sujet duquel André Chastel avait dit qu’il y a du secret  dans le «système de Seurat mais un aspect peut en être explicité, c’est le rêve de l’art-science.
Pacifiste, s’indignant vite, ardent mais capable d’émotions, intellectuel engagé comme le rappelle Charlotte Hellman, arrière-petite fille de l’artiste qui possède les archives familiales et a annoté l’ouvrage, Signac est l’héritier direct de Seurat.

Sur la couverture du livre est repris le portrait de Signac tenant la barre et regardant la mer exécuté par le divisionniste belge Théo van Rysselberghe. De la barque au yacht, navigateur aguerri, Signac posséda beaucoup de bateaux dont une norvégienne. Un tableau de Monet est intitulé En norvégienne ou la Barque à Giverny.
Les deux peintres s’étaient rencontrés en 1883. Corot, Jongkind, Denis, Redon, Monet, Pissarro qui abandonnera la technique, Rembrandt et son clair-obscur, Bruegel et ses paraboles, mais également Sarah Bernhardt, Durand-Ruel, Balzac, Henri Cernuschi et tant d’autres figures de l’époque entrent en scène, toutes invitées à tenir un rôle au gré d’une écriture rapide, incisive, plaisante. Signac exécute ses portraits, détaille les jours qui passent, dîne avec son ami Verhaeren, salue le Mistral qui souffle, admire un effet de ciel, note la direction du vent.

On ferme ce volume comme on quitte une présence devenue amie. Paraissant au départ long à lire, dense de menus détails, une fois ouvert il vous entraîne peu à peu dans son sillage. De même que pour ses tableaux, alors qu’on ne voit de près que des points en apparence sans lien, Signac impose à l’œil de prendre du recul pour que de loin ils prennent sens et relief. De même ici, convie-t-il son lecteur à lire son Journal page à page afin que s’en dégage au bout une manière de grande fresque.  
 

Dominique Vergnon

Charlotte Hellman, Paul Signac, Journal (1894-1909), illustrations, coédition Gallimard-musée d’Orsay, coll. Art et Artistes, novembre 2021, 617 p.-, 26 €

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