La ligne de nage : "Je me souviens"

Lente dérive au rythme du sablier. Vitesse ralentie du dernier névé qui fond au soleil. La dégénérescence prend son temps mais sait accélérer dans les virages pour garder la pole. Ça vous tombe dessus au hasard comme un moustique vous choisit au gré du vent. Ainsi Alice dépérit-elle au fil de l’eau. Fort heureusement cette piscine enterrée coupe ses adhérents du monde d’en haut. Car c’est là en bas, que tout se joue. On se libère des chaînes sociétales qui nous entravent. On recouvre son humanité, tous à peu près nus, égaux face à l’élément liquide. Lequel offre sa volupté. Quand on glisse dans l’eau, on est autre. Voire on touche à l’extase pour certaines. On choisit son camp – rapide, moyen ou lent – donc son couloir de nage, et on se lance.
C’est poétique cette narration durant la première partie. On s’imprègne totalement de cette ambiance unique. On partage les petits tics des uns et des autres. On s’amuse des fantaisies, des réflexions, des performances, des lubies de cette bande de nageurs. Et Alice en point d’orgue qui pimente le tout. Soit par une réflexion, soit par un geste totalement décalé… Alice, alors on s’amuse du clin d’œil et on cherche le lapin blanc… Puis la fissure apparaît, la parano s’invite, la piscine ferme. Alice dérape alors dans son monde dépourvu de repères. Quoique ce sont surtout les derniers détails qui s’évaporent, le passé est encore présent, elle se souvient qu’elle t’a donné ton premier bain trois jours après ta venue au monde ; avoir ramassé dans pommes sous la pluie dans un verger, avec Franck il y a des années… Mais sans la natation la maladie progresse. Alors la maison de santé s’impose. Pour ceux qui auraient raté l’épisode Orpea, la présentation de Belavista est un délice de cynisme et d’humour noir. Penser que de telles sociétés existent, obnubilées par le seul rendement – et le dividende à payer aux actionnaires – au détriment des patients, donne plus que la nausée, une envie de meurtre ! La maltraitance des anciens aux yeux de tous est l’une des pires abjections de notre modèle de société. Tout le monde pleurniche pour l’Ukraine quand des centaines de milliers de personnes âgées sont maltraitées dans le monde entier, dans des établissements connus et reconnus, mais tout le monde regarde ailleurs, elles ne se plaignent pas par vidéo-conférences tous les jours, alors on s’en moque royalement…
Alice, comme les autres, s’enfoncera dans le silence, seule dans ce mouroir occidental pour classe moyenne, s’accrochant à quelques flashs quand un objet ou une personne croise son regard… Je me souviens, crient ses yeux muets. Je me souviens…

Annabelle Hautecontre

Julie Otsuka, La ligne de nage, traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, coll. Du monde entier, Gallimard, septembre 2022, 168 p.-, 19 €
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