Pour tout bagage : un énorme talent !

La Noire est un monument, le temple d’une certaine forme de littérature : ce n’est pas un polar ni un thriller – même si le point nodal est un crime – mais une œuvre littéraire à part entière en résonance avec l’ombre portée qui pèse sur les épaules des Hommes, le mal insidieux, la mort omniprésente, la marge d’une société où les braves gens tentent de s’en sortir comme ils peuvent, franchissant le Rubicon plus souvent qu’ils ne le souhaiteraient. Voyou un jour, voyou toujours ? Pas nécessairement, l'obligation de (sur)vivre fait parfois loi ou alors l’idéologie, comme ici pour ces jeunes gens fascinés par l’anarchie et les groupes contestataires des années 1970… Est-ce pour autant qu’il faille les considérer comme terroristes ? Les excités zadistes d’aujourd’hui et les black-blocs ne nous renvoient-ils pas en pleine poire la violence larvée, lascive, perverse mais tout aussi destructrice, créant tous les jours de la misère sociale et sous couvert de trahisons successives des politiques comme des industriels qui considèrent l’ouvrier comme une variable d’ajustement, semant angoisse, détresse, misère et paupérisation dans des régions entières dans le seul but de verser un plus gros dividende à ses actionnaires ?
Pour marquer le coup, fascinée par l’enlèvement d’un banquier espagnol, la petite bande – quatre garçons, une fille – va s’en prendre à un jeune homme qu’il soupçonne de trahison en lui tirant dessus, à côté, juste pour l’effrayer, une fois par semaine jusqu’au jour où… l’accident survient : ils abattent un innocent dans un parking. Panique. Fuite… Quarante années passent jusqu’à ce que l’un d’eux reçoive des fragments de ce qui ressemble à un roman qui dévoile l’histoire. Menace ? Chantage ?
Tout le talent de Patrick Pécherot est de nous mettre en immersion totale dans ce qui fut la France des années 1970-80, un livre qui surprendra donc les plus jeunes mais qui ravira ceux de ma génération. Portrait sociétal précis, le récit adopte un style particulier, poétique et bordélique, scandé par l’emploi de mots d’époque (godelureau, choupinette), de références culturelles (la tortue Yaourtu, Françoise Dorléac – qui était la sœur de Catherine Deneuve, nota bene pour les plus jeunes – Fantomas ou Nestor Burma) le tout baigné par les chansons de Ferré, Moustaki, Chatel ou Simon. Bref, un monde perdu, oublié voire dénigré par les woke du jour qui ne comprennent pas qu’ils le seront à leur tour dans quelques décennies… La roue ne cesse jamais de tourner.
C’est ici que la magie opère, ce grand écart entre le Val-Fourré et la terrasse de La Perle du lac – restaurant au bord du lac Léman où votre serviteur, allait enfant, jouer à nourrir les écureuils, souvenir douillet d'une ambiance feutrée – et c'est bien cette atmosphère lente et délicate qui, soit par le jeu de photographies retrouvées par le narrateur, soit par des dialogues piquants, se déploie comme un brouillard mélancolique qui absorbe votre volonté et vous invite à vous enfoncer dans cette quête. Invité en fantôme, la victime sera le fil rouge pour pousser le narrateur au terme de son enquête : savoir qui a tiré. Quête symbolique mais essentielle dans un monde superficiel qui va désormais trop vite. Par l’étude du passé et la remise en perspective des enchaînements et de leur conséquence, s’ouvrira peut-être la porte de la rédemption dans le simple sourire d’une femme à l’ouverture du portillon, ou d’un éclair au chocolat…

François Xavier

Patrick Pécherot, Pour tout bagage, coll. La Noire, Gallimard, août 2022, 168 p.-, 16€

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