Un banquier contre l'insoutenable ?

Comment peut-on pratiquer l’amour de la sagesse et faire carrière dans une banque ? Peut-être est-ce pour mieux y voir à l’œuvre ce qui tourner le monde – ou ce qui le fait dérailler... Le romancier Yannick Haennel campe un personnage de philosophe anarchiste entré en banque pour y percer  le coffre-fort métaphysique du monde et mettre au clair les fins dernières.
Ce monde va-t-il si mal parce que les hommes n’ont jamais assez d’argent alors qu’il s’en fabrique tellement à crédit, dans un insoutenable accroissement des dettes privées et publiques ? Ce monde-là est-il si incertain parce qu’une multitude croissante d’individus infiniment moyens ont de moins en moins de quoi vivre alors que ce qui leur permettrait précisément l’accès à une vie digne de ce nom et décente circule à flux continus dans les circuits surchauffés de la machinerie économique ?
L’argent, moyen d’échange devenu la mesure de toute chose, est l’énergie la plus manifestée dans nos vies comme dans tout le corps social qu’il irrigue – ou vampirise... Il semble bien qu’il ne coule pas de source dans nos vies et qu’il ruisselle encore moins dans celles d’en bas, sur une planète surexploitée à mort pour en faire toujours plus... C’est bien connu : ’argent ne se mange pas... Mais il est supposé y aider...
Ce sujet crucial de la richesse, hors de portée des uns ou condition naturelle d’autres qui se seraient juste donné la peine de naître, a suscité chez un romancier comme un appel de fiction. Ainsi, Yannick Haeenel (Prix Médicis 2017 pour Tiens ferme ta couronne) met en situation un personnage de jeune philosophe vouant sa vie à éclairer l’énigme fondamentale de ce qui devrait servir  la vie au lieu de l’asservir... Alors, il entre en banque comme dans un ordre religieux – puisque la valeur marchande est devenue un culte, identifié par les anthropologues et servi par un clergé doré sur tranche officiant dans une langue de bois mort... Et s’il suffisait de ne plus croire en l’argent pour ne plus lui être asservi ?

L’argent, « structure du monde »...
L’histoire commence à l’occasion de la préparation d’une exposition à Béthune, consacrée à l’influence sur l’art contemporain de l’auteur de La Part maudite, George Bataille (1897-1962), dans les locaux d’une ancienne filiale de la Banque de France devenue centre d’art. Le déclic advient au détour d’une apparition invitant à faire œuvre : En toute occasion, j’attends ce trouble qui déclenche les romans. Je fus servi : en sortant dans le jardin pour fumer une cigarette, je découvris, juste derrière la banque et pour ainsi dire tournée vers elle, comme si elle n’existait que pour la contempler, pour en être à chaque instant rattachée, comme une extension maladive, une belle maison de briques rouges à deux étages qui semblait abandonnée.
Ainsi se déclenche le tourbillon romanesque autour de celui qui demeurait là, y instaurant son état de banquier : cet autre George Bataille, surnommé "le Trésorier-payeur", qui y fut photographié par Édouard Levé (1965-2007) dans le cadre de ses Portraits d’homonymes.
Aussitôt, le romancier traverse le mur – et le tunnel entre la banque et la maison. Yannick Haenel prête ses idées, sans doute inspirées de lectures fécondes comme celle de Marx (1818-1883) comme des anthropologues David Graeber (1961-2020) sur la dette ou de Paul Jorion, ainsi que son âge, à cet autre lui-même, qui aurait débuté sa carrière en 1987, l’année d’un krach mémorable à la fin de l’ère Reagan (1911-2004). Une bulle spéculative
crevée dont les leçons ont été passées par pertes et profits jusqu’à la suivante.
Constatant l’étroitesse de nos vies réduites à l’épargne, sur l’argent qui, en manquant, astreint nos rêves à une comptabilité dérisoire, sur ce rabougrissement qui partout frappe nos désirs, sur la pesanteur d’un monde qui à la fin nous assigne à ne plus rien vouloir que notre intégration, le philosophe jouant à faire le banquier arrive à ce constat d’évidence : Le soleil brille sans arrêt, il donne sans recevoir, il dépense sans compter. Étymologiquement, le terme argent dérive d’un mot grec qui signifie blanc resplendissant... La seule richesse qui vaille n’est-elle pas dans la mugnificience ? Mais le 15 août 1971, le président Richard Nixon (1913-1994) fait un doigt d’or à ses congénères de l’espèce dépensante. Il sonne le glas de l’ère de la monnaie matérielle en coupant l’arrimage du dollar à l’or – finie la convertibilité-or des monnaies, fini le répondant métallique d’une masse monétaire désormais dématérialisée voire numérisée à tombeau ouvert et se propageant comme une pandémie jusqu’à la dévoration du réel par l’immonde, le rien, l’annihilation de tout...
Le romancier ne vit-il sa vie que pour raconter des histoires – et des bien bonnes, si possible ?  Il prête à son banquier atypique des amours passionnées avec des femmes captivantes dont une libraire délicieusement rimbaldienne et des analyses qui abolissent les impératifs capitalistes de rentabilité, de profit ou de marchandisation intégrale de l’existence : Il pensa que rien d’autre ne s’était produit jusqu’ici sous le nom d’économie qu’une immense erreur, et que notre vie matérielle, obligée de se soumettre à la loi du profit dont nous étions pour la plupart victimes, se trouvait prise au piège d’un système que nous ne pouvions mettre en cause sans nous contredire nous-mêmes, car nous ne cessons d’acheter ce que nous manque. Existe-t-il un point où le profit s’efface ? Où l’accumulation s’abolit ? Où la dépense, livrée à elle-même, se découvre une souveraineté qui retourne le calcul et l’accorde à l’ébullition du monde ?
Pour le fougueux romancier, la seule vraie richesse est dans l’énergie sexuelle, celle que l’on dépense sans compter. Si l’élan vital de l’humain est freiné par le calcul, la camisole du chiffre s’abolit dans l’étreinte – pour peu qu’elle ne soit pas calculée, justement. La prison du chiffre s’effrite dans le don – sinon le réel revient comme retour du refoulé: L’excédent d’énergie qui n’est pas distribué sous la forme de don le sera fatalement sous celle de bombes...
Aujourd’hui, le clignotement halluciné de l’argent magique continue d’affoler les compteurs et fait tourner des têtes de plus en plus vitrifiées en vertigineux  transferts de richesse, toujours vers les plus riches, mais de quoi, au juste ? Le banquier-philosophe n’en désespère pas pour autant de renverser l’insoutenable car il tient la clé de sa révolution héliocentrique dans un monde laminé par la « logique comptable » et  formaté par notre rapport faussé  à l’argent :
L’argent n’était pas qu’une matière d’échange, ni même la source illimitée de profits en laquelle les riches le dévoient, mais une forme d’énergie qui appelait la dilapidation. Il y avait une vérité qui ne s’exprimait qu’à travers la dépense, et il entrevoyait une véritable mise à l’envers de la pensée. La banque est le lieu des accumulations ; mais en s’accordant à cette fièvre qui brûle les excédents, elle retrouvera une vie glorieuse, semblable à sa vocation solaire.
Le voilà, le grand secret de l’argent : la consumation, puisqu’il n’est plus indexé sur l’or mais sur les morts. Selon Bataille, le capitalisme reproduisait obscurément à travers son mécanisme la plus antique des procédures, c’est-à-dire le sacrifice – de ceux condamnés à coïncider avec le peu qu’ils possèdent voire avec ce dont ils sont dépossédés : Il lui fallait sa part de victimes. L’objet du capitalisme, c’est le profit ; et la part inavouable du profit, c’est la mise à mort.

La forme du néant
Puisque l’économie nous veut endettés, puisqu’elle produit de la dette – et nous produit comme dette voire comme cadavres d’ores et déjà détroussés, l’autre Georges Bataille gère les dossiers de surendettement de sa banque en remettant les choses à l’endroit et les moyens au service de la vie. Il découvre la vertu opératoire de quelque chose de plus grand que la philosophie : la charité. Alors, non content de pratiquer le don de soi dans l’amour, il ouvre sa porte aux sans-abri, adhère à une confrérie de Charitables, recueille les âmes meurtries, leur consacre son temps de vie sans compter – seul le conteur s’y retrouve, entre les lignes d’un livre à l’intelligence non point comptable mais appliquée à une opération de l’ordre de la transmutation métaphysique...
Originaire d’une famille de mineurs, Yannick Haennel se souvient de cette alchimie par laquelle on faisait de l’argent avec ce que l’on sortait de terre – sans doute ce qui s’appelle extraire de la valeur... Cette extraction de richesse est passée de l’industrie extractiviste au néolibéralisme sans mines ni usines voire sans humains, laissant un paysage de dévastation et une terre vitrifiée comme les consciences des dépossédés : Il y avait eu des mineurs, et ils étaient morts pour que s’inventent les coffres-forts...
La fermeture des mines n’a pas sonné le glas de cette économie-là, passée à un autre mode de prédation, toujours sur le donné économique de l’accumulation se donnant pour le réel... L’argent-dette prospère de plus belle alors que tout sombre : Par quelle magie, noire elle aussi, noire comme le charbon volatilisé dans le ciel, l’argent parvenait-il à se reproduire, à faire de l’argent avec lui-même, comme un monstre qui pond des œufs de monstre ? Par une question fondamentale bien posée en fiction, le romancier entre dans les bonnes réponses sans fond : Qu’y a-t-il au fond du trou ? Le Trésorier s’était occupé d’argent parce qu’il avait toujours deviné en celui-ci la forme du néant. Le calcul qui quadrille la planète subordonne nos vies à la quantité qui leur octroie une supposée valeur ; mais le calcul n’est qu’une fumée ; l’argent se soustrait à lui-même en un endroit où plus rien n’existe que sa disparition.
Qu’est-ce que l’argent, si ce n’est précisément ce qui sans cesse se dérobe et manque toujours dans la vie des hommes ou ce qui n’est jamais là où il faudrait ? Qu’est ce d’autre si ne n’est la forme visible, dans son hypervolatilité, d’une abstraction fondamentale qui pose à chacun, à travers la figure du banquier-philosophe, la vieille question d’Epitècte (50-135 après J.-C.) dans son Manuel : Qu’est-ce qui dépend de toi ?
Ne serait-il pas temps de rendre manifeste une toute autre structure du monde où il cesserait de se dissoudre ?

Michel Loetscher

Yannick Haennel, Le Trésorier-payeur, Gallimard, août 2022, 420 p.-, 21€
Paru dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

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