Edward Hopper, je demande la femme

N’allez pas croire que je viens de sombrer dans le féminisme le plus grossier en rejoignant le troupeau woke des fanatiques ; non, je reste en équilibre sur le fil ténu de l’objectivité, ainsi je rends hommage à Joséphine dont l’œuvre – tout comme la vie – a disparu derrière l’ogre, le mâle alpha qui dévora son travail, leur amour, leur couple… Et si je trouve cela normal de remettre en lumière ce destin – et cette œuvre – j’aimerai la symétrie : à quand un roman aussi bien ficelé sur le destin presque aussi tragique d’Árpád Szenes, le mari de Vieira da Silva, Maria Helena de son prénom ? Elle écrasa littéralement son conjoint qui peina toute sa vie à montrer sa peinture, preuve que deux artistes dans un couple n’est pas une gageure ; les Delaunay, Sonia et Robert, étant peut-être le seul contre-exemple d’une parfaite réussite ; même Kandinsky fit de l’ombre à sa première compagne, Gabriele Münter, qui cacha, à Murnau, une importante collection des premiers tableaux de son amant et évita ainsi qu’elle ne fut détruite pendant la Première Guerre mondiale.

Drôle d’histoire que celle de Jo et Edward : marié sur le tard Hopper se livra néanmoins à tous les caprices des sens puisqu’un couple se tient d’abord au lit, ou à la table voire les deux à la fois.

Mais plus fort que l’amour et le désir, il y eut la peinture, maîtresse pleine et entière qui le consuma de l’intérieur, le frustra, l’habita au point de le posséder. Colère rugissante à la Pollock, violence verbale et parfois physique, Edward s’enfonça dans des abysses noirs alors que sa peinture brillait toujours d’une lumière froide. Jo tentera de l’accompagner, de supporter, de renier ses propres créations et de le soutenir jusqu’à ce qu’elle finisse par baisser les bras, tout en restant à ses côtés… pas d’amant, pas de fuite. Dévouée à l’œuvre de son époux, artiste elle sait aussi ce qu’il traverse et que son sacrifice n’est pas anodin.
La peinture devient alors, tu me l’as dit un jour, de but en blanc, cet angle vivant, quelques centimètres cubes de toile qui abritent les vivants contre les tempêtes […] et elle sait de quoi elle parle, les colères d’Hopper sont de plus en plus répétitives.

De temps en temps le sol tremble, dans les entrailles, le métro roule, se réveille. Comme un taurillon sorti de l’étable, le métal savate les rails, la rame fait crisser tous les fers, s’entortille dans les tunnels, à la recherche de la peau douce de la terre.

Le statut d’artiste n’est pas qu’une étiquette sociale, c’est un état d’esprit. Un peintre c’est celui qui s’entête à regarder sous les draps, dedans et dehors, à voir au lieu de regarder, à être au lieu d’exister. Quête de sens, réflexe de survie, tentative d’avancer. Faute de peindre, Jo tiendra ses carnets – que l’on retrouva des décennies après sa mort – car la littérature est comme la peinture, une montée au front, un voyage au bout de la vie, sans répit. Artiste un jour artiste toujours, quelque-soit le medium…
Premier roman rime souvent avec belle découverte et ici on ressort de ce récit envoûté, tant la langue est riche, poétique, magnifique ! Aucune IA jamais ne pourra égaler le génie humain dans la création poétique. Surtout pas ce petit bijou...

Des seins remuants, exultants, tonitruants, de ceux qui ne doutent de rien, qui sautillent, ne pleurent pas, des seins à perte de vue, taillés à même la peau, des seins sans états d’âme, faits pour la gloire, découpés au chalumeau, brusques comme des courants d’air.

Traduire c’est trahir, disent certains, or c’est aussi accompagner, réécrire aussi, magnifier parfois, on comprend alors que Santiso n’en est pas à son premier livre, il écrit depuis longtemps… pour les autres ; il est clair que Christian Bobin est un homme heureux, lui qui a Javier Santiso comme traducteur espagnol.

François Xavier

Javier Santiso, Un pas de deux, Gallimard, février 2023, 234 p.-, 20€

 

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