Manet-Degas, entente et mésentente

Admiration réciproque et émulation contrariée, convergence de thèmes et divergence d’existences, Édouard Manet (1832-1883) et Edgar Degas (1834-1917) n’ont cessé de s’observer. À travers leurs regards croisés, on devine un véritable lien, intime et profond, d’amitié et de rivalité mêlées, écrit au début de ce magnifique ouvrage Laurence des Cars qui lança le projet de cette exposition quand elle était à la tête du musée d’Orsay avant de prendre celle du Louvre.
Au-delà des relations mêmes, rappelons que s’il y a bien un point indiscuté et indiscutable autour duquel se retrouvent les deux peintres, c’est leur immense talent et le véritable génie de chacun. Deux génies au sommet de leur nature forcément vont avoir à se mesurer, dans les accords comme dans les désaccords. C’est à partir de là peut-être que les tensions qui survinrent entre eux peuvent se comprendre.
Autant l’un que l’autre, ces deux artistes marquent non seulement leur époque mais l’histoire l’art dans son ensemble de leur puissance créatrice et de leur hauteur artistique alors que pour la première fois sans doute, l’art a pu vraiment exprimer, sans entraves et sans restrictions, tout ce qui fait une individualité, selon Gombrich. La question du réel se posant comme jamais auparavant, les mouvements réaliste puis impressionniste cherchant les meilleures réponses dans la nature et la lumière, l’un comme l’autre mais selon deux approches tantôt voisines tantôt opposées imposent la révolution esthétique de la modernité et s’affirment en cela comme étant les acteurs décisifs de la Nouvelle Peinture.

S’ils abordèrent souvent les mêmes sujets, comme les portraits de leurs proches, les courses hippiques, le nu féminin, la vie parisienne, ils les traitèrent selon des angles différents, des registres de couleurs inverses, chacun voulant orienter le spectateur vers les détails psychologiques qui leur semblaient significatifs, particuliers. Les exemples ne manquent pas qui mettent en valeur à la fois cette dualité des perceptions et cette unité des visions, traduites par  tant des similitudes que des écarts dans les orientations esthétiques.
Certains rapprochements entre leurs œuvres sont singulièrement éloquents, que ce soit par exemple les portraits de Zola par Manet et celui de Diego Martelli par Degas, les spectacles d’extérieur (Sur la plage de Boulogne de Manet, 1868 ; Bains de mer, petite fille peignée par sa bonne de Degas, 1869) ou les scènes plus intimes, prises sur le vif, comme ces deux jeunes femmes touchantes dans leur isolement social, attablées et accablées, figées dans l’attente, coiffées de petits chapeaux, portant dans les yeux un chagrin manifeste telles que les révèlent Degas dans L’Absinthe de 1875 et Manet dans La Prune de 1877, ou encore cette jeune femme se lavant le cou, presque accroupie et tête baissée (Le Tub de Degas) et cette autre, le visage tourné vers la gauche, debout et courbée (Femme dans un tub de Manet).
Nés à deux ans d’intervalle dans des familles aisées, formés par Thomas Couture pour Manet,  par Louis Lamothe, un disciple d’Ingres, pour Degas, visitant le Louvre où semble-t-il ils se seraient rencontrés, voyageurs réguliers (on sait combien l’Espagne inspira Manet), ils ont des tempéraments accusés qui les éloignent autant qu’ils peuvent les rapprocher.
Manet apparaît comme un séducteur et ne le cache pas, Degas à l’inverse s’entoure de solitude voire de mystère au point qu’on le dira misogyne. Pas de portrait connu de Degas par Manet, une dizaine de dessins, une peinture et trois gravures de Degas représentant Manet. Degas aime écrire, sa correspondance est ample, il apprécie notamment les sonnets et en envoie à Mallarmé.
Pour Manet Les premières places ne se donnent pas, elles se prennent et Baudelaire écrit à Champfleury que Manet a un fort talent, un talent qui résistera. Pour tous les deux, peindre au plus près le quotidien, les gens, les évènements défie et accroît sans cesse leur talent. La vérité est que l’art doit être l’écriture de la vie estime Manet, et pour Degas, c’est trouver une composition qui peigne notre temps qui l’intéresse. Emile Zola, écrivain témoin de son temps, reconnaît sa dette envers Degas et lui écrit, à la suite de la 2ème exposition impressionniste, en 1876: J’ai tout bonnement décrit, en plus d’un endroit dans mes pages, quelques-uns de vos tableaux. 
Au long d’une quinzaine de chapitres, ce livre explore et compare les deux figures primordiales de l’art de la seconde moitié du XIXe siècle que furent Manet et Degas. Il accompagne l’exposition majeure, thématique et chronologique, qui constitue un événement sans précédent dans ce domaine et se révèle d’un intérêt de grande portée. Elle réunit environ 200 tableaux, pastels, dessins, gravures, monotypes, lettres et carnets provenant des collections du musée d’Orsay mais aussi du Metropolitan Museum of Art de New York, co-organisateur de l’exposition, et de la National Gallery de Londres.
Lui aussi très illustré, complément indispensable de l’ouvrage précédent, intitulé Œil pour Œil, un second livre permet de se rapprocher et de comprendre les œuvres les plus magistrales des deux peintres et ainsi de suivre au plus près leur parcours respectifs.    

Dominique Vergnon

Isolde Pludermacher, Stéphane Guégan (sous la direction de), Manet – Degas, 200 illustrations, 290 x 242 mm, Gallimard/Musée d’Orsay, 272 p.-, 45€

Isolde Pludermacher, Stéphane Guégan (sous la direction de), Manet/Degas, œil pour œil, 40 illustrations, 168 x 224 mm, Gallimard/Musée d’Orsay, 104 p.-, 16€

www.musee-orsay.fr; jusqu’au 23 juillet 2023

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.