Mars, planète zornienne

Puisque la Lune est réservée aux rêveurs et autres romantiques qui la décrochent à loisir pour éblouir leur dulcinée, Mars, planète rouge et dieu de la guerre sera la métaphore que Fritz Zorn affichera comme titre de ce récit autobiographique, ultime tentative de se hisser au-delà des turpitudes de la haute bourgeoisie zurichoise. Et pour avoir passé mes étés au bord du lac Léman, dans cette Suisse vaudoise toute de feutre cousue et d’ennui affiché – au point que mes camarades de jeu ne rêvaient que de fuir et d’aller faire leurs études supérieures en France – je vois et connais très bien le corset psychologique que cela devait être dans la Suisse germanique, sommet des absurdes, règne total de la dictature des mœurs, de la pensée, des contingences où la maxime Sois coincé et tais-toi, résume à merveille l’ambiance générale d’une certaine société… invivable. Au point que Zorn somatisera son angoisse par un cancer qui l’emportera avant sa trente-troisième année.
Cette chronique d’un autre – nouveau – genre parvient à nous faire rire sur un sujet grave, il faut dire que les Suisses allemands sont si proches du ridicule dans cette gravité protestante de l’immobilisme caricatural : Quiconque agit pourra toujours perdre la face ; restez les bras croisés et ce risque vous sera épargné. À croire que le protestantisme découle de Chine car cinq siècles avant notre ère, Lao-zi déclarait que celui qui intervient échoue toujours […] C’est la raison pour laquelle l’homme sagace n’intervient jamais, aussi n’échoue-t-il jamais. L’ironie qui surnage dans tout ce malheur organisé rappelle un peu le regard sardonique du Major Thomson qui épinglait les Français avec le même raffinement. On retrouve aussi toute la verve cinglante que Proust déversa dans Sodome et Gomorrhe, le tome 4 de sa Recherche, qui est un extraordinaire panorama des mœurs de l’époque.
Sur les bords du lac de Zurich, sur la rive de la haute société, celle qui bénéficie du soleil en hiver, dans ces années 1955-1965, on est écartelé entre la religion et l’amour de l’argent mais surtout on ne veut pas se faire remarquer, on vit invisible. Les deux ne faisant pas bon ménage il faut donc donner le change, d’où un certain grand écart à pratiquer : Dieu est mauvais, car il nous faut nous consacrer à lui ; mais l’Église est bonne, car elle est quelque chose de respectable. Pour un enfant laissé à ses seuls réflexions, le dilemme est tenace à déconstruire et à adapter à ses besoins… surtout quand s’invita à l’adolescence la sexualité venue pimenter le non-débat familial et le jeu de dupes des apparences. Chez ces gens-là, on ne débat pas, on se contente d'opiner du chef et de ne créer aucun conflit. Encore moins à poser des questions embarrassantes. Fritz Zorn se sent donc tout nu et se compare au bernard-l’ermite, drôle de crustacé qui est robuste et avantageusement cuirassé par-devant, alors que son postérieur est nu ; d’où son obsession à occuper des intérieurs de coquilles vides afin de se prémunir. En apparence sa famille se haussait du cou, mais derrière la carapace ce n’était que vide, hypocrisie, renoncement, paraître, simulacre… et calme, surtout, d'abord la quiétude, le premier droit du bourgeois. Chacun s'abrutit consciencieusement entre les quatre murs de sa quiétude, et qu'un bruit étranger vienne à troubler cet exercice, on recourt aussitôt à la police, car il est porté atteinte à notre droit à l'abrutissement.
D’où l’arrivée du cancer perçu comme une justice divine pour services (non)rendus, vie non vécue, désirs non assouvis : J’estime que quiconque s’est montré gentil et sage toute sa vie durant ne mérite pas autre chose que d’attraper le cancer. Ce n’est là qu’un juste châtiment. Derrière cet humour au second degré – humour cosmique, comme il le nomme – pointe un Pierre Desproges à la sauce helvétique qui n’est pas sans nous déplaire… Il est croustillant ce style narratif qui interroge sur la normalité d’un jeune homme qui se questionne sur la définition que l’on peut y apporter, lui qui renonça à tout plaisir, à toute sociabilité afin de ne prendre aucun risque. Mais d'ailleurs, normal par normal, qui l’est et qui ne l’est pas et sur quel critère se baser pour établir son verdict ? Tout en étant malheureux et déprimé, Fritz Zorn réussit ses études, enseigne quelques années sans que rien ne lui fut reproché. A-normal, il gardait tout en lui, larmes ravalées au point de se savoir déprimé, n’ayant plus la capacité à pleurer ; seule échappatoire cette tentative d’essai sur le malheur – unique pièce conservée puisque ses écrits poétiques et théâtraux furent détruits par ses soins, homme d'un seul livre – lui offre une ultime fenêtre sur le monde, entre les visites médicales qui s’intensifient et son isolement social. Son esprit ayant abdiqué malgré un fort amour de la vie, paradoxalement, il subit des réactions physiques qui n’ont en soi rien de rationnel, elles ne mènent à rien, ne poursuivent aucun but, elles ont lieu et c’est tout. L’histoire de [sa] vie ne mène à rien, elle non plus, et n’a aucun sens, elle a lieu et voilà tout. Mais c’est justement le propre de toutes les histoires : elles ne font rien d’autre qu’avoir lieu, indépendamment du fait qu’elles sont réjouissantes ou pas. Implacable constat : bienvenue en absurdie !

PS – On notera au passage le courage de l’éditeur d’avoir conservé le mot nègre dans cette nouvelle traduction, respectant ainsi l’œuvre originale. Car à force d’inepties, quelle sera la prochaine étape une fois réécrits tous les livres qui dérangent ? On supprimera les films outranciers des plateformes numériques ? On retouchera les tableaux dans les musées, voire on les décrochera pour ne pas choquer telle ou telle minorité ? Les nigauds qui bêlent de concert avec les militants woke devraient tenter de se raisonner… voire lire 1984, ce qui leur ferait le plus grand bien, avant qu’il ne soit interdit.

François Xavier

Fritz Zorn, Mars, préface de Philippe Lançon, coll. Du monde entier, traduit de l’allemand (Suisse) par Olivier Le Lay, Gallimard, avril 2023, 320 p.-, 22€

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