Le cahier interdit ou la femme (in)soumise

Tentative de réveil. Femme ouvre les yeux, lève-toi. Et marche ! Telle est cette petite voix qui murmure à l’oreille de la narratrice. Mais dans cette Italie de l’après-guerre, dans la petite bourgeoisie,  prendre ainsi son indépendance est plus un mirage qu’une réalité. Les années 1950 portent encore les stigmates du conflit. Mais au-delà des soucis matériels l’éducation ancre la fonction.
Femme et mère. Soucieuse de bien-faire, Valeria s’impose des corvées. S’interdit des libertés. Donc des plaisirs. Se prive pour son mari et ses deux enfants. Quand cela déborde, elle se libère dans un petit carnet. Un cahier intime qu’elle cache chaque jour dans un endroit différent. L’idée même d’avouer tenir un cahier lui semble impensable. Que dirait son mari ? Ses enfants ? Comme si elle devait sans cesse demander l’autorisation. Même de respirer ?
Paradoxe à l’italienne. Valeria travaille. Gère le foyer. A une autonomie financière mais vit enfermée. En elle-même d’abord car sa fille la pousse à briser ce plafond de verre. Mais revient aussitôt pour dire qu’elle ne l’aidera pas dans le quotidien. Elle n’en a pas envie. Au lieu d’une taloche et d’un ordre, Valeria cède. Comme toutes les femmes de cette époque. Comme toujours d’ailleurs dans cette région du monde. Parler de mère juive est une image qu’il faut étendre à mère méditerranéenne. Elles sont toutes aux petits soins pour leur enfant-chéri. Au point de le rendre idiot. Capricieux. Inadapté, incapable d’autonomie. Combien j’en connais encore qui, à plus de trente ans passés, célibataires endurcis, accourent le week-end chez maman avec un gros sac de linge sale. Et quelle est la gourde qui passe son dimanche à laver le linge ?
La prise de conscience de certaines n’est pas encore arrivée à son terme. La place de la femme n’est pas d'être enfermée entre quatre murs. Et plus particulièrement deux pièces – cuisine, buanderie – mais dans le monde. Libre. Dans le monde libre. En liberté de faire ce que bon lui semble. De n’avoir pas à se cacher. D’assumer ses envies, ses silences, ses déplacements…
Écrire n’est pas la seule manière de libérer une parole. Encore moins une existence. Vivre par procuration n’est pas une solution. Fasse donc que ce livre déclenche des envies de tout envoyer balader. Que les lectrices comprennent que le bonheur des siens passe aussi par son bonheur à soi. Que le sacrifice n’est pas une qualité. Que tout se partage, même de sortir les poubelles. Rien n’est interdit, rien n’est réservé. La liberté est le droit élémentaire de tous et surtout... de toutes !

Annabelle Hautecontre

Alba de Céspedes, Le cahier interdit, traduit de l’italien par Juliette Bertrand, révisé par Marc Lesage, Gallimard, mai 2023, 328 p.-, 23€

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1 commentaire

Très belle chronique, laquelle me donne envie de lire ce livre d'Alba de Céspedes. Dans la même perspective, que j'appellerai " Sortir du lave-vaisselle et courir dans les bois ! ", il faut lire Martienne ?  de Janine Teisson.