Je pense donc je suis : vraiment ?

Philosophe et historien de l’art, Georges Didi-Huberman est surtout un sage, un vrai, de ceux que l’on espère voir siéger au Conseil constitutionnel plutôt que les clowns soumis aux désirs de celui qui les a nommés ; ainsi dresse-t-il toujours une analyse juste, parfois cruelle mais bien réelle. Ici, il se penche sur nos déclins au fil des siècles et de la perte du sens que l’humanisme offrit aux Hommes. Vœux pieux ces articles ici rassemblés, écrits sur plusieurs années, témoins d’un engagement, d’une analyse pertinente saluée ici et là mais encore trop loin du grand public qui, décidément, n’en démord pas de son unique préoccupation : le pouvoir d’achat. Or, le consumérisme est l’ennemi de l’humanisme et tant que l’aliénation numérique dominera la société, point de salut. Voire le début de la fin avec la prise en main de nos vies par l’IA…
Soyons donc fataliste, stoïcien et laissons courir puisque il semble que nous n’y puissions rien faire. Mais avec classe, comme sur le pont du Titanic : buvons de grands vins, lisons de la belle littérature, contemplons les œuvres d’art qui en valent le détour. Point ces pâles copies d’un art contemporain non dégénéré mais plutôt à jamais généré, ne puisant son inspiration que dans la copie, le plagiat, la ressemblance qui ne fait que distendre la pensée, l’affoler et ainsi lui empêcher de jouer son rôle de pouvoir pérenniser une représentation, constituer une identité. Alors, les ressemblances sont-elles toutes naturelles ? Suffit-il ne nous voir dans un miroir pour nous penser semblables aux autres ? Plagiat veut-il dire copie en hommage ou manque de courage dans l’acte de créer ?
Pas si simple d'y répondre. Si le sujet se cristallise dans la ressemblance – en incluant toutes les lignes de faille que ce cristal suppose, dans la lignée de la pensée freudienne – le seul reflet ne parviendra pas à combler le "clivage du moi". Il faudra donc repenser les ressemblances…
Alors vers quelles œuvres se tourner ? L’abstrait ou ce qui nous ressemble, justement, nous dépeint, nous croque mieux qu’un rayon X ? Il est intéressant de voir que cette notion de ressemblance ne se décline pas du tout de la même manière selon qu’elle vise des corps et leur apparence optique, ou bien la chair et sa matérialité tactile… créant ainsi une réaction du regardeur pouvant conduire à de réels malaises. Blasphème ou orgueil ? Et si la ressemblance tendait vers une quête d’idéal que l'on vit chez les florentins qui voulaient que leur portrait affiche à la fois un naturalisme intégral mais laisse entrevoir sur leur visage un idéal humaniste. L’ancêtre du en même temps ? Une porte s’ouvre aux artistes, et c’est Donatello qui va s’y engouffrer avec ce don de représenter tous les mouvements du corps jusqu’à offrir des statues contorsionnées aux poses complexes, allant jusqu’au grouillement gestuels des chaires de San Lorenzo.
Mais, de cette nature humaine complexe et entravée par les codes de la cité, il persiste une question de positionnement hiérarchique entre substance et fonction : avant la substance il y aurait les relations (dxit David Hume), ces liaisons imaginatives dont la toute première est… la ressemblance, cette mer du doute que Wittgenstein évoquera comme une nécessaire pensée de la complexité. Pourquoi faire simple ?
Ainsi, la ressemble inquiète-elle le bourgeois dès qu’elle manifeste sa singulière mobilité, traversant avec ironie les frontières ontologiques : on peut alors dire qu’elle migre psychiquement. Une approche qui se retrouve également en littérature : Walter Benjamin a rappelé combien Proust aura été guidé par son culte passionné de la ressemblance, faisant de son monde littéraire un espace entièrement ouvert aux puissances psychiques, mémorielles et désirantes, de l’iceberg inconscient. Qu’a donc cherché Proust, si ce n’est de se retrouver transporté dans l’état de ressemblance où perce le vrai visage surréaliste de l’existence ?
Confirmation de Merleau-Ponty qui affirmait qu’il ne faut jamais séparer l’image spéculaire, la mémoire et la ressemblance en tant que structures fondamentales […] qui dérivent immédiatement du rapport corps-monde, à savoir le rapport existentiel par excellence.
Oui, le monde va mal, l’humanité se fourvoie, l’humanisme se fissure face au culte de la personnalité individuelle. Le rôle toujours plus croissant des images confirme la vision d’Aby Warburg et de son Atlas mnémosyne d'un contrôle désormais total des foules par le jeu de simples clichés: l'image triviale est déclassée, réorientée à dessein pour modifier le champ heuristique. Une chatte n'y retrouverait pas ses petits...

François Xavier

Georges Didi-Huberman, L’humanisme altéré – La ressemblance inquiète, I, coll. Art et artistes, 52 illustrations, Gallimard, avril 2023, 232 p.-, 21€

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