" La Commissaire n'aime point les vers" ou le polar orphique de Georges Flipo

RIMES ET CHÂTIMENTS

Nous aurons des délits pleins d’odeurs légères…

Le titre, la Commissaire n’aime point les vers, est, comme on dit, "accrocheur". Rien que de très logique : l’auteur, Georges Flipo, a derrière lui une longue carrière de rédacteur dans la publicité. Mais il faut se méfier des accroches publicitaires : elles ne sont que partiellement vraies. Sans doute Madame le Commissaire Viviane Lancier n’est-elle pas du genre à passer ses dimanches après-midi à lire Ronsard, Verlaine ou Vigny ; sans doute préfère-t-elle, lorsqu’elle est fatiguée, regarder Navarro ou les Experts à la télévision. Mais, même si elle n’a pas fait la théorie de sa pratique, quelque chose en elle lui dit que son métier de détective s’apparente à celui de poète, puisqu’une enquête policière correctement menée rejoint la définition que Cocteau avait proposée de la poésie : "voir dans les choses plus que les choses".

Pour être convaincue de ce principe, Viviane Lancier n’a d’ailleurs qu’à regarder en elle-même. Quand, rentrant chez elle le soir, elle achète chez l’épicier quatre barres de Mars, elle peut, pour un observateur extérieur, apparaître comme une boulimique. En fait, elle achète ces sucreries parce qu’elle sent, même si ce fourbe d’épicier n’a rien dit, qu’il a deviné qu’elle faisait un régime ; parce que, donc, elle est vexée ; et parce qu’elle tient à affirmer rageusement sa liberté. Ce faisant, elle rejoint l’homme des origines tel que le présente Kant dans ses remarquables Opuscules sur l’histoire : l’homme, nous explique-t-il, était au départ herbivore ; il est devenu carnivore simplement parce qu’il a un jour croisé sur son chemin un carnivore naturel et qu’il s’est dit qu’il n’y avait aucune raison pour qu’il ne mange pas, lui aussi, de la viande. Même si la première bouchée de viande lui a littéralement donné envie de vomir.

Pour ceux qui s’intéressent aux autres choses de la chair, Madame la Commissaire vérifie aussi une seconde hypothèse de Kant. L’homme, qui n’est après tout qu’un animal, ne devrait exercer ses fonctions sexuelles que pendant certaines saisons. S’il peut s’activer toute l’année, et donc « hors saison », c’est parce qu’il a recours à son imagination. Eh bien, oui, Viviane Lancier ne pense pas toujours au partenaire avec qui elle s’ébat lorsqu’elle s’ébat.

Où en étions-nous ? Madame la Commissaire, donc, n’est pas a priori particulièrement passionnée par le nouveau dossier qui atterrit sur son bureau : un SDF mort plus ou moins par accident (d’une fracture du crâne) lorsqu’un inconnu l’a bousculé pour lui dérober une enveloppe qui contenait la photocopie d’un sonnet de Baudelaire ; rien de bien folichon a priori. Mais, comme le sonnet est inédit et que se pose très vite la question de savoir s’il est vraiment de Baudelaire (tout y est : les lesbiennes, les blasphèmes, la religion, l’avenir incertain — mais ce pourrait n’être qu’une imitation, qu’un pastiche, qu’un faux), elle se retrouve finalement face à un gigantesque exercice d’explication de texte qui rejoint les réflexions ironiques qu’elle se faisait et qu’elle faisait même à haute voix en entendant son adjoint lui lire la déposition d’un témoin. La déposition n’a en aucune manière été détournée, déformée, dénaturée. Et pourtant, il est clair que, pour des raisons de style, elle a été totalement réécrite, rewritée par l’adjoint, parce que, c’est vrai, celui-ci se pique de littérature, mais aussi, tout bêtement, parce qu’une déclaration orale ne peut jamais être consignée telle quelle à l’écrit.

Tout en étant de bout en bout d’une drôlerie absolue, La Commissaire n’aime point les vers est un roman qui pose donc à chaque page la question toujours très complexe du rapport entre la réalité et les mots. Sans doute est-ce la tâche que doit se fixer tout roman policier qui se respecte, mais l’originalité de celui-ci est de placer la question du langage au cœur même de l’enquête. C’est parce qu’elle sait qu’ "acheter quatre barres de Mars" ne signifie pas, en tout cas pas seulement "acheter quatre barres de Mars" que Viviane Lancier n’aura guère de mal à comprendre que le suicide d’un témoin est en fait un suicide déguisé en crime maquillé en suicide. Ou à découvrir comment le clochard par lequel tout a commencé pouvait habiter avenue Victor Hugo sans habiter avenue Victor Hugo. 

Il y a en outre, à côté d’une construction mathématique sans faille, quelque chose d’assez poignant dans cette histoire et qui donne à son héroïne une réelle existence. Ce n’est pas tant contre ses huit kilos en trop que Madame la Commissaire essaie de lutter ; c’est contre ce qu’ils représentent — le temps qui passe (ils sont pour elle ce que l’Horloge était à Baudelaire…). Mais, finalement, plus que son régime, c’est son métier qui lui permet de marquer quelques points dans ce combat : une enquête policière, comme une page de littérature, n’est jamais qu’un prodigieux effort pour faire renaître et resurgir un passé que certains voudraient enterrer. Dans les dernières pages, Madame la Commissaire va même s’offrir le luxe de ressusciter (peut-être…) son jeune adjoint comme un autre avait en partie ressuscité son Eurydice. Ce n’est pas le Quai des Orfèvres. C’est beaucoup mieux : le Quai des Orphées.


FAL

Georges Flipo, La Commissaire n'aime point les vers, Gallimard, "folio policier", juin 2012 (La Table ronde, février 2010), 6,95 euros

1 commentaire

Ce livre a l'air fort plaisant ma foi!