Tous ensemble, mais sans plus de Georges Flipo

Ce que parler ne veut pas dire

 

Dans un recueil de quatorze nouvelles intitulé Tous ensemble, mais sans plus, Georges Flipo explore les vices de la société à travers ceux du langage.

 

Comme James Bond et Barack Obama, la Commissaire Viviane Lancier will return, et même assez vite semble-t-il, mais, avant de la catapulter dans une troisième aventure (1), son père spirituel Georges Flipo s’offre et nous offre une pause sous la forme d’un recueil de nouvelles intitulé, de manière un peu désabusée, Tous ensemble, mais sans plus.


Toutefois, que l’on ne s’y trompe pas. Certes, il n’y pas dans ces récits le moindre détective, le moindre inspecteur de police, et pas le moindre cadavre non plus, et leur nature brève fait qu’ils requièrent de nous moins de tension et d’attention qu’un roman de trois cents pages, mais le jeu n’en reste pas moins le même : il s’agit, encore et toujours, pour reprendre une formule qu’avaient employée Boileau & Narcejac dans leurs ouvrages théoriques sur le genre policier, de transformer le sensible en intelligible. Car les faits sont là, le plus souvent fort peu dissimulés, mais ils ne constituent que la partie émergée de l’iceberg. La difficulté consiste à découvrir ce qu’ils dissimulent, et elle est paradoxalement d’autant plus grande que nous avons tous le réflexe de chercher à échafauder immédiatement une interprétation, de raisonner. Il y a par exemple ce médecin qui voit bien que ce garçon « souffrant » qu’il examine entend simplement échapper à une interrogation écrite de mathématiques, mais il en déduit aussitôt que cette discipline est la bête noire de ce simulateur, et il a tort. En fait, c’est tout le contraire : le garçon est brillant en maths ; c’est même le meilleur de sa classe. Il fait semblant d’avoir de la fièvre uniquement pour, dit-il, « emmerder » ses parents, qu’il trouve étouffants. Il y a cette noctambule qui a le tango dans le sang et qui, rentrant chez elle à trois heures du matin, est abordée par un homme qui la fait danser, en pleine rue, mille fois mieux que tous ceux qu’elle a eus pour cavaliers pendant la nuit. Mais saura-t-elle jamais que cet inconnu n’est pas comme elle un noctambule, mais un boulanger qui s’en va commencer sa journée de travail ? Il y a, pour donner un dernier exemple, cette vieille dame et ce vieux monsieur qui meurent d’envie de se revoir, mais qui n’osent pas se l’avouer à eux-mêmes (craignant d’être ridicules, de froisser leurs familles…) et encore moins l’un à l’autre, et qui imputent donc à leurs chiens respectifs la nécessité d’une prochaine rencontre… Inversement, et paradoxalement, cette manie du décalage, du déplacement, est telle qu’un directeur des ressources humaines n’imaginera pas une seconde qu’un jeune homme nommé Noir qu’il attend pour un entretien d’embauche (et dont le dossier semble idéal) s’appelle ainsi tout simplement parce qu’il est noir.


Notre intelligence serait-elle donc systématiquement torve, incapable de voir quoi que ce soit sans passer par le détour inutile d’une comparaison ou d’une métaphore ? Peut-être. Mais ce qui l’encourage fortement à virevolter ainsi, c’est la désespérante insuffisance, ce sont les monumentales aberrations du langage — dont nous sommes d’ailleurs peut-être nous-mêmes responsables. Que va penser ce chef d’entreprise qui voit arriver en retard l’un de ses collaborateurs qu’il avait prié de jouer les chauffeurs pour sa femme et qui justifie son retard en expliquant que celle-ci et lui-même ont eu un moment d’égarement, et ont de ce fait passé un bon moment ? En vérité, il ne s’est rien produit. Le collaborateur, dont l’intelligence n’est pas en cause, mais dont le français n’est pas la langue maternelle, voulait simplement dire que sa passagère et lui-même s’étaient égarés dans la forêt et qu’il leur a fallu un bon moment pour retrouver leur chemin.


Jeu de mots ? Si l’on veut, mais à condition qu’on donne ici au mot jeu non pas le sens d’amusement ou de distraction, mais celui qu’il a dans une expression telle que jeu de cartes, étant entendu qu’en l’occurrence, il manque dans le jeu un certain nombre de cartes qui faciliteraient grandement notre compréhension, ou qu’inversement, les quelques cartes lexicales que nous avons à notre disposition possèdent, du fait même de leur rareté, une telle force qu’elles nous condamnent à voir la réalité sous un seul angle. L’un est patron d’une entreprise, l’autre est un modeste comptable ; le hasard les réunit dans une chambre d’hôpital. Le premier, par délicatesse — ou par orgueil, peu importe —, cache son statut au deuxième et voit, à sa grande surprise, une amitié véritable se développer entre eux. Mais celle-ci ne survivra guère à cette parenthèse hospitalière, parce qu’une espèce de fatalité sociale s’impose dès qu’on colle des mots, des catégories, sur la réalité. Le patron et le comptable auront été un temps ensemble, mais sans plus.


Cet « agrégat inconstitué de peuples désunis » qui nous renvoie à la France de l’Ancien Régime est aussi d’une certaine manière l’ouvrage lui-même. Dans ces quatorze nouvelles, il n’y en a pas deux qui se situent dans le même milieu, et Flipo a fait visiblement, pour chacune d’entre elles, un important travail de recherche. L’oral du baccalauréat qu’il décrit ici est plus vrai que nature ; la partie d’échecs qu’il déroule là semble être analysée par un vieux pro (même s’il précise, pour ne pas refroidir les profanes, que cette partie remplie de références à d’autres parties « historiques » n’est qu’une métaphore). Autrement dit, la variété d’inspiration qui préside à ces nouvelles serait moins une qualité littéraire qu’un constat sociologique : il est peu probable que le DRH de la nouvelle n rencontre jamais l’enseignant de la nouvelle n + 1, qui lui-même a bien peu de chances de croiser la relookeuse de la nouvelle n – 1.


Et pourtant, comme on l’a déjà compris, il existe entre tous ces personnages un point commun, qui est paradoxalement celui de l’incommunicabilité : les erreurs d’interprétation, les contresens francs et massifs, avant même de séparer un milieu d’un autre milieu, introduisent des fissures à l’intérieur de chaque milieu pris individuellement. Le dieu Malentendu est partout. Dès lors, on ne comprend pas, ou l’on comprend trop bien (v. encadré) pourquoi Flipo refuse de reconnaître une parenté entre la littérature et la publicité (il a fait l’essentiel de sa carrière dans cette seconde discipline avant de l’abandonner pour la première) tout en osant soutenir que la publicité — en tout cas, la bonne — est sincère dans sa démarche consistant à vendre du rêve. A vrai dire, il rejoint ici Séguéla, qui avait expliqué qu’il avait commencé à comprendre son métier le jour où, préparant une affiche pour des chaussures, il s’était fait rembarrer par sa commanditaire : « Vous n’avez rien compris, s’était écriée celle-ci. Je ne vends pas des chaussures — je vends de jolies jambes. » Là encore décalage, mais d’emblée avoué comme tel, puisqu’il se fonde sur le désir, alors que la littérature, tout en chassant sur les mêmes terres, aurait à accomplir la tâche inverse, plus ardue, celle de mettre au jour, d’extirper nos propres désirs cachés, ceux-là mêmes qui font que nous avons tant de mal à nous comprendre quand nous nous adressons les uns aux autres. Bref, il y a dans ce Tous ensemble, mais sans plus un fort parfum de Misanthrope, mais Flipo est sans doute plus pessimiste que Molière. Il y avait en effet chez celui-ci l’idée que ce flou sémantique qui entoure chacune de nos paroles et chacun de nos actes est précisément ce qui nous permet de nous « entendre » les uns avec les autres, l’huile grâce à laquelle les rouages de la mécanique société peuvent tourner sans s’abîmer les uns les autres. Dans ce Tous ensemble, mais sans plus, le sans plus pourrait bien être l’élément le plus positif : c’est notre marge de liberté.

 

FAL


De la publicité considérée comme un songe sans mensonge

par Georges Flipo

 

Contrairement à d’excellents collègues (je pense à Yves Navarre et à Alain Absire), j’ai trouvé qu’il était tout simplement impossible de continuer à travailler dans la publicité une fois que je me suis mis sérieusement à écrire. Dans le principe, cela ne me dérangeait pas. Mais, en pratique, la publicité me semblait trop futile. Pas sérieuse. Je n’étais plus impliqué. Il est dangereux de prendre du recul dans ce métier. Le vieux rêve de se regarder faire du vélo.

Cela dit, je n’ai jamais eu l’impression de mentir quand je concevais des campagnes. J’ai refusé de travailler sur les rares stratégies qui reposaient sur un évident mensonge. En revanche, j’ai toujours été content de vendre « une vie rêvée », et même, plus précisément, « une esthétique rêvée ». Dans ce monde où rien ne marche, la publicité vend une brève et fascinante réussite. Illusoire, bien sûr — le client le sait. Mais une réussite qui rend heureux. Madame Michu peut enfin dialoguer avec son tyran de fils adolescent, car elle a réussi à décrasser son maillot de foot. Elle se voit heureuse. Elle achètera le produit vendu par la publicité qui la rend brièvement le plus heureuse, qui lui a offert une certitude dans cette société où l’on ne peut faire confiance à personne. On ne peut faire confiance qu’à la publicité : je persiste et signe,  et je le dis sérieusement.

Mais je ne vous cacherai pas que j’ai vu souvent des juniors récemment engagés me regarder effarés quand je leur assénais cette profession de foi.


Georges Flipo, Tous ensemble, mais sans plus, Anne Carrière,

octobre 2012, 280 pages, 18,00 €


(1) Voir nos pages consacrées aux deux précédentes, la Commissaire n’aime point les vers et la Commissaire n’a point l’esprit club.   


Lire l'entretien avec Georges Flipo.

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