Georges-Olivier Châteaureynaud, Aucun été n’est éternel : Le bel été du chevalier Aymon

Aymon porte un nom de légende, mais il n’est, lorsque s’ouvre le roman, que le chevalier de sa propre petitesse. Il doit son patronyme, celui d’Aymon de Dordogne dont on chante la geste dans une chanson du XIIIe siècle, à des parents érudits, connaisseurs des Anciens. Armé de ce prénom, et de son mal-être, notre héros fausse compagnie, l’été de son bac, à des géniteurs trop vieux et trop savants, à une mère trop aimante et un père qui n’en finit pas de mourir, l’entraînant à son corps défendant vers « la rive d’ombre ». Il prend alors la tangente en direction d’Athènes pour l’été de toutes les expériences.

Nous avons tous, peu ou prou, eu notre été des métamorphoses. Aymon est dans la digne lignée d’un Miller dans son Colosse de Maroussi : « Il existe tant de manières d’aller, de se promener, et la meilleure, selon moi, est la manière grecque, car elle est sans but, anarchique, profondément humaine dans un sens discordant. » Aymon cherche à se fuir et à se perdre sous le soleil de la Méditerranée, à s’inventer enfin, porté par cette grande vague libertaire qui submerge l’Occident à la fin des années 60. Nous sommes en 1965 et la Beat Generation de Kerouac et Burroughs, de Ginsberg et Ferlinghetti a déjà pour beaucoup tracé la voie. Baigné de culture hellénique par sa mère Rochelle, le jeune homme, paradoxalement, retrouve en Grèce, à l’Acropole et à Mycènes, à Corinthe à Epidaure et Delphes, une géographie intérieure et des repères familiers. Il se lie avec un groupe de jeunes marginaux de tous horizons. À eux tous, dans la bohème de Plaka, ils sont les touchants représentants d’une génération qui tente d’oublier les crimes des pères, la guerre, la collaboration, les camps, Hiroshima, l’Indochine et qui doit faire face aujourd’hui au Vietnam. Comme le dit Heinz, le bel Allemand pourvoyeur de paradis artificiels, ils étaient au jardin d’enfants au moment de Stalingrad et à la maternelle pour la chute de Berlin.

La bande est éclectique. Parmi elle, Cécile, indifférente et elliptique, qui sera sa première amante, vite volée par Heinz ; Kilian, figure du busker américain, chanteur-poète inspiré, brûlé dans un accident d’enfance ; Naze, qui lui sert d’assistant et dont la main est tatouée d’une croix gammée en hommage à la mythologie héroïque fasciste dont un oncle doriotiste l’a abreuvé ; Anji, anorexique droguée et émouvante à l’état civil incertain; Violet, sa protectrice anglaise et riche, décidée à faire de Kilian le nouveau Bob Dylan. Livrés à eux-mêmes et aux idéaux de l’époque, ils s’abandonnent à l’hédonisme et à une exploration des sens que n’aurait pas reniée William Blake. Mais en 65, les métamorphoses ordinaires indispensables à l’envol d’un jeune adulte sont catalysées par les excès et des expériences qui flirtent dangereusement avec l’annulation de soi. Certains n’en reviendront pas vivants.

Comment se définir face au bilan des pères, à leur échecs ? Comment être une nouvelle génération portée par un idéal de liberté et de partage ? Parfois timoré, parfois courageux, Aymon, sorte d’anti-héros, suit les uns et les autres au gré de leurs déplacements, de la Grèce à Tanger, chez le riche Erwin et sa table ouverte et libertaire, et jusqu’à Londres, où vibre la toute nouvelle scène folk. La mort rôde en creux cet été-là. Tandis que le fils prend son envol, le père, à des milliers de kilomètres de là, s’éteint doucement. Aymon sait-il qu’un jour il regrettera sans doute d’avoir tourné le dos à son géniteur mourant ?

Comme toujours magistral et maître du jeu lorsqu’il s’agit d’évoquer la subtilité des choses, les songes poétiques, les points de basculement, l’ironie de nos désirs et notre impuissance parmi nos émerveillements, Georges-Olivier Châteaureynaud signe ici un roman d’initiation magnifique qui nous laisse avec une nostalgie poignante et un goût doux-amer, comme une chanson de Dylan. Joan Baez ne chantait-elle pas à son propos: « We both know what memories can bring, they bring diamonds and rust » ? En amateur passionné de la scène folk de ces années-là, l’auteur nous régale de concerts historiques, entrouvrant pour nous les portes des clubs londoniens pour nous inviter à des gigs de légende.

Voici donc un très beau roman, élégant et savant, tendre et ironique, qui pose à l’homme occidental la question lancinante du choix et de l’individuation qui n’a cessé d’agiter la psychanalyse. Que choisir d’être ? Faut-il trahir nos géniteurs pour devenir soi ? Faut-il rompre la lignée ou au contraire s’y inscrire, pour le meilleur et pour le pire ? Que vaut notre chère liberté ? Et notre idéal de pureté? À l’heure où les conséquences des choix opérés par une génération lors des ces deux décennies fantastiques -de la Beat Generation aux Hippies- nous reviennent tel un boomerang, Aymon nous tend un miroir subtil et désabusé, ô combien cruel. Il illustre à merveille le paradoxe du jeune être qui cherche à tuer ce qui le constitue au plus profond, croyant ainsi s’inventer. Dérèglement des sens, portes de la perception grandes ouvertes : et si Aymon et ses camarades avaient tout de même déchiré un peu du voile de la vérité? En écho, le poème Conseils au bon voyageur de Victor Segalen, dans Stèles, parfait viatique poétique dont je ne résiste pas à citer ici quelques vers:

Ville au bout de la route

Et route prolongeant la ville

Ne choisis pas l’une ou l’autre

Mais l’une et l’autre bien alternées.

(…)

Garde bien d’élire un asile

Ne crois pas à la vertu d’une vertu durable

Romps-la de quelque forte épice qui brûle et morde

Et donne un goût même à la fadeur.

 

Ainsi, sans arrêt ni faux pas

Sans mérites ni peines

Tu parviendras, non point, ami

Au marais des joies immortelles

Mais aux remous plein d’ivresse du grand fleuve diversité.

Patricia Reznikov

Georges-Olivier Châteaureynaud, Aucun été n’est éternel, Grasset, mai 2017, 336 pages, 20 €

> Lire un extrait de Aucun été n'est éternel de George-Olivier Châteaureynaud

 

 

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