Georges Perec, le peintre de la vie moderne entre dans la Pléiade

Enfermés dans un coffret coloré, les deux derniers tomes de la célèbre collection vous invitent à (re)découvrir les œuvres de Georges Perec parues de son vivant (les textes posthumes, même devenus célèbres n’ont pas été retenus). Un voyage littéraire qui déplie l’itinéraire d’un trublion des Lettres qui, depuis la parution des Choses (1981) jusqu’à L’Eternité (1981) fera, avec l’OVNI La Vie mode d’emploi, trembler le landernau germanopratin en 1978.
Plusieurs textes viennent compléter la bibliographie sous forme d’appendice ou d’entretiens…

À l’instar de Proust, on parle beaucoup de Perec, mais qui l’a lu, réellement lu, pris le temps de le lire ? Devenu un symbole du modernisme dès 1978, il faudra attendre quelques décennies pour qu’il soit considéré comme un classique, raison de plus pour ne faire qu’en parler. La Pléiade vous donne donc l’occasion de vous rattraper en ayant ainsi toute l’œuvre à portée de mains.

Il faut avouer que le style Perec peut en déconcerter certains, d’autant qu’à la fin des années 1970, mis à part Butor et Robbe-Grillet, on écrivait encore avec certaines idées des canons "autorisés" ; et voilà que Perec s’affranchit des codes et se permet des tours de passe-passe, des jeux de situations, des décalages de perspective… dans une quête simultanée d’éternel et d’éphémère.

En poète des temps modernes, Georges Perec va déterrer les nouvelles fleurs du mal pour inciter à une nouvelle norme de la beauté, à remettre en avant le ludique (qui a dit que l’on doit s’ennuyer en lisant ?) et aussi à mener à bien son dessein. Ce qu’il expliquera d’ailleurs dans une Note publiée dans Le Figaro : écrire pour répondre aux interrogations qui le taraudent, au nombre de quatre : comment regarder le quotidien, comment vivre (avec son bagage d’enfant martyr, père tué à la guerre, mère déportée à Auschwitz, élevé par son oncle), comment s’amuser, de quelle manière écrire des "livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit" ?

D’ailleurs, le voilà très vite adoubé par l’OuLiPo qu’il rejoint dès 1967 et ne tarde pas à nous offrir un grand roman, La Disparition, construit sans la lettre E, mais surtout monument d’intelligence et de dextérité pour se jouer ainsi d’une forte contrainte et parvenir à faire dérouler l’alphabet entier en touchant l’ordre même de la langue. Avec certainement dans sa tête un petit clin d’œil à Mallarmé quand il évoquait avoir touché au vers
Perec est un architecte du roman qui peut rester deux jours à chercher comment placer son hexagone (dans La Vie mode d’emploi), s’appuyant sur des contraintes pour mener à bien son labyrinthe et se plaire à imaginer le lecteur un tantinet perdu… Mais une fois l’ouvrage achevé, comme tout esprit apaisé, seuls les bons moments perdurent et l’écrivain n’a plus souvenir d’avoir peiné ici ou là. L’essentiel est que la machinerie littéraire tourne sans fausse note !

Car ici, avec Perec, se noue cette excellence si rarement atteinte par les écrivaillons que l’on croise trop souvent sur les étals : le style et l’histoire enfin réunis ! Les symboles, les figures, la rhétorique, tout un monde exposé au lecteur qui va l’habiter par l’esprit, à commencer par sa fameuse manie : les listes, cette jubilation énumérative qu’il nous fait partager. Une manière de se créer une mémoire, des souvenirs disparus, effacés par un inconscient qui veille sur l’enfant Peretz ?

"Je n’ai pas de souvenirs d’enfance" : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte e défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette question. Elle n’était pas inscrite à mon programme. J’en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps.

Écrire pour railler le destin ?
Écrire dans ce carcan caché par l’OuLiPo mais brûlant au fer rouge les images de la mère, enlevée un 11 février, ce fameux onze que l’on retrouvera dans les encryptages numériques qui jalonnent toute l’œuvre…
Écrire, oui, pour combler le manque indélébile de ces parents trop tôt disparus. S’improviser dans le monde, à cheval sur deux langues, deux cultures, et tisser la passerelle pour témoigner, comme jadis les troubadours, d’une double écriture : un style hermétique causé par ses fameuses contraintes, pour bien signifier au lecteur la radicale étrangeté de cette langue française, en miroir d’une écriture soi-disant plate qui n’a pourtant de cesse que de bousculer ce par quoi la langue nous est familière.

Et Perec de se vouloir Français et écrivain à part entière, usant d’une langue blanche pour se jouer d’une langue française fictive (celle des écrivains) tout en remontant à contre-courant le discours ordinaire dans des éclats volontairement potaches, à la virtuosité tout aussi baroque que burlesque ; allant forcément plus loin que ne le portent ses origines… Écrire n’importe quoi n’importe comment… L’ouverture de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? (1966) en est la preuve : n’importe quoi mais diablement construit dans une gaieté loufoque qui séduit d’emblée et emporte le lecteur.

Lyrique, foutraque, poétique... le petit frère de Proust laisse une œuvre porteuse d’une mémoire poreuse, lacunaire, dont son exposition à la temporalité, loin de porter la promesse euphorique d’un temps retrouvé, doit manifester l’incertitude. C’est ici la source du plaisir de lecture : transporté ailleurs, nous piaffons d’impatience de page en page, nous électrisant l’épiderme dans la seconde prise à tourner la feuille suivante comme enfant quand on butait sur la dernière case de la bande-dessinée que l’on lisait dans le journal, contraint d’attendre la semaine suivante pour avoir la délivrance.

Plongez dans n’importe quel livre, Perec sera toujours là où vous ne l’attendez pas…

François Xavier

Georges Perec, Œuvres I & II, sous la direction de Christelle Reggiani, avec la collaboration de Dominique Bertelli, Claude Burgelin, Florence de Chalonge, Maxime Decout, Maryline Heck, Jean-Luc Joly et Yannick Séité ; Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », mai 2017, 1 128 p. & 1 258 p., 54 € et 56 €

Claude Burgelin, Album Georges Perec, Gallimard, 253 p. – offert par votre librairie, si vous êtes sage

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