L'indispensable destin poétique de Gérard Macé

Une première rencontre avec un éditeur est toujours d’une importance cruciale tant elle marquera votre relation à venir et justifiera vos coups de folie – ou pas – ; ainsi je rencontrais Le Bruit du temps à l’occasion d’une lecture d’Étude de l’objet, au sortir du printemps 2015, près de la place de la Contrescarpe, un recueil du poète polonais Zbigniew Herbet. Une édition bilingue qui m’avait incité à inviter une jeune doctorante polonaise qui allait devenir par la suite mon ange de Silésie et m’encourager à aborder la littérature polonaise au-delà du seul Gombrowicz, si bien que je commandais les trois tomes des œuvres poétiques complètes ainsi que ses écrits sur l’art et que j’en tombais raide dingue amoureux… Il est vrai que cette poésie sensible, philosophique et décalée emporte le lecteur dans un univers parallèle qui repose et apaise l’âme désireuse de beauté et de vérité. Mon ange ne tarda pas, d’ailleurs, à me glisser dans le pavillon qu’à la page 249 du tome I, L’oreille rose se devait d’être célébrée : Je pensais / je la connais bien / tant d’années ensemble // je connais  / sa tête d’oiseau / ses blanches épaules / son ventre // mais une fois / un soir d’hiver / elle s’assit près de moi / et à la lumière de la lampe / qui tombait de biais / je vis son oreille rose // un ridicule pétale de peau / un coquillage avec du sang vivant / à l’intérieur / je n’ai rien dit alors – // ce serait bien d’écrire / un poème sur l’oreille rose / mais pas un poème qui fasse dire / tu parles d’un sujet / il joue les originaux / qui ne fasse même sourire personne / qu’on comprenne que j’annonce / un secret // je n’ai rien dit alors / mais la nuit étendus l’un contre l’autre / j’ai goûté délicatement / la saveur exotique / de l’oreille rose 

 

Mnémosyne est la mère de tous les arts, nous rappelle Gérard Macé dans son essai sur la pensée des poètes, énoncé trop vite oublié dans l’immédiateté dans laquelle la société contemporaine nous enferme, tapant sans cesse sur nos pauvres têtes anésthésiées par tant de violence sourde des interdits et des doxas nihilistes ; or, la mémoire est l’héritage et l’avenir de la poésie. Et la mémoire naît dans les détails, se développe dans les images, procrée dans le souvenir pour tisser un lien vers l’avenir qui n’est ni nostalgie ni dérision ni capitulation mais bien célébration d’un seul bloc, humanité entière vouée à perdurer dans une quête infinie de sens. Ainsi nous irons plutôt vers Gérard Macé et sa poésie aux miroirs des ombres que vers le point médian qui vampirise une langue haïe au nom d’une idéologie débile. 
Shelley affirmait à juste titre que les poètes sont les législateurs secrets du monde, des prophètes, des historiens, des profilers comme dit le FBI, des êtres dotés d’un sens profond qui les aident à stimuler leur imagination pour envisager comme personne les ressemblances entre les choses. 

Trois livres d’artiste accompagnés d’œuvres d’art, publiés à tirage numérotés, sont ici regroupés et offerts à la portée de tous ; trois approches littéraires de notre vie vue par le prisme du poète. Un premier cahier aux haïkus précis comme un diamant pour découper l’instant précis du renversement et permettre l’union de l’impossible sous couvert d’une musique verbale ; un deuxième plus classique mais tout aussi envoûtant et le dernier qui réinterprète un ancien livre au plaisir de décrypter un rêve… 
Derrière les vers, le rythme, la musique, se noue une pensée car le poète n’est pas un saltimbanque qui annone des mots dans la seule visée d’une rime facile, nous ne sommes pas dans un radio-crochet ; ainsi Gérard Macé exerce-t-il sur nous un charme désuet qui rappelle le temps jadis, le temps où l’on prenait le temps, une pensée en images qui s’associent pour imposer un tableau. L’émotion jaillit alors au dernier mot, surprise pétillante porteuse d’une théorie qui ne demande qu’à rebondir aux vers suivants, charme délicat du temps recomposé. 

 

Terrifié par l’enfance 
des heures au coin du feu


La maison en flammes 
et nos secrets dans les cendres
 

 

Reconnaissance du regret, conscience de l’écart, impossibilité à accepter or il faut continuer, ainsi le poète énumère-t-il les fractionnements de l’existence qui disparaissent dans un souffle mais gravent à jamais le cuir de la mémoire… 

Les archives des années 
dans les anneaux de croissance 


Le jour où l’on fit 
un bûcher avec des fleurs
 

 

Finalement, y a-t-il un écart entre mots et choses ? Quel poète n’est pas linguiste, orfèvre de la syntaxe, compositeur du mot juste, pas celui qui signifie, qui porte obligatoirement l’image ou le sens, mais celui qui invite au voyage, qui ouvre d’autres fenêtres sur les mondes endormis, ces univers parallèles que l’on côtoie sans même nous en rendre compte. Et pas seulement parce que les physiciens quantiques ont avancé dans la sixième dimension, mais bien parce que cela est en nous, si proche que l’on ne le perçoit plus sauf à écouter la voix du poète qui nous dessille les yeux de l’âme. 

 

Tant de noms sous la neige 
qui attendent les beaux jours 
pour briller comme de l’or. 

Autant de morts à la guerre 
qui ont vu dans leurs yeux, leurs yeux hagards, 
la campagne en fleurs derrière les barbelés.
 

 

Prisonnier de corps – aujourd’hui encore dans le confinement absurde et la paranoïa savamment orchestrée pour vendre du vaccin – l’esprit seul peut se libérer des chaînes psychologiques et digitales que le XXIe siècle nous impose ; ainsi la poésie lue offre le recueillement indispensable pour que l’âme ne se consume point dans des querelles de bacs à sable. Il faut chérir la langue, ce félin indomptable qui chasse par grand vent dans les abîmes de l’histoire : les mythes, les quêtes, ce graal insaisissable portera toujours dans la poésie la beauté transfigurée du réel pour tordre le bras aux idées reçues et confier à nos esprits embrumés le baume purificateur qui nous sauvera de nos vils desseins mercantiles.  

 

Je rêve au bord du trottoir comme sur la grève, 
et le filet d’eau qui nettoie le cœur des villes 
en emportant les détritus, me transporte 
au pied des falaises rongées par la vague.


Où le paysage ressemble à l’intérieur d’une huitre, 
avec la lune en plein jour comme une perle rare.
 
 

Carpe diem au pays des selfies. 

 

François Xavier 

 

Gérard Macé, Ici on consulte le destin, Le Bruit du temps, mai 2021, 96 p.-, 16 € 

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