Gilles Heuré : Kessel par lui-même

Pour Kessel le monde est une obscurité qui se meut en tous sens, suspendue à la chambre du regard de celui qui la contemple mais aussi l'interprète. Cet univers est en ce sens réfléchi par le corps du récit romanesque comme du reportage qui tour à tour et suivant les cas – comme le rappelle Gilles Heuré – concentre et oriente l’effet miroir de chaque genre choisi à dessein.

Parfois la fiction augmente intensément le pouvoir réfléchissant du réel. Parfois le reportage suffit. Du moins chez Jef le géant russe, qui devint une sorte d'icône des lettres françaises. Et Heuré nous ramène ici à son œuvre et sa vie chargées de drames et peut-être de culpabilité.

Le corpus de documents iconographiques qui accompagne le texte montre comment chez Kessel le monde entier bouge, s'ouvre et parfois se referme, enseveli avec des luttes dans les souks afghans ou dans les ruelles de Londonderry. Il n’y a pas de ciel astronomique, ponctué d’étoiles. Le regard et la réflexion tirent le monde hors de l’obscurité.

La condition de clarté de l’univers survient par le récit quelle qu'en soit la nature. Il crée les mouvements de méditation qui reprennent – à travers l’istôr chère à Hérodote – la multiplicité de combats que Kessel a suivi tout au long de sa vie d'aventurier et de journaliste tel un Hemingway de la vieille Europe.
Comme le rappelle Heuré, l'auteur des Cavaliers a zébré de son écriture divers territoires où des combats parfois fratricides voulaient recomposer l'histoire et la géographie. L'album est plus que séduisant car il met à mal bien des idées reçues sur Kessel. Plus que l'auteur de Pour qui sonne le glas ?, Jef montre la fureur du réel et des traditions religieuses qui pèsent de façon millénaire sur lui au nom de divers figures. Se moquant de leurs victimes elles croient accomplir un destin dont l'auteur ne fut jamais dupe.

Son œuvre et sa propre histoire sont des miroirs mobiles voguant sur un réseau mouvant. Les narrations, fictionnelles ou non  orientent dans bien des dédales. Elles augmentent le plus sombre dans le visible, du plus lumineux dans l’ombre. Et l'auteur de rappeler que pour tout homme, le sol sur lequel il évolue est une voûte infinie et une plaine incommensurable de poussière ou de bitume.
Et Kessel, comme le note encore Euzé, de rappeler que c’est dans ce terrible désordre que l'écriture vient casser le chaos aux moments cruciaux de la perception de l’aveuglement. Elle devient sinon l’arme absolue du moins l'écho nécessaire à la risible naïveté des maîtres. Dans ce but Kessel a su agrandir l’Histoire et parfois la ramener à son expression la plus basique et guerrière pour faire percevoir ses secrets et ses incohérences voire son absurdité.

Chez l'auteur, au sein même des évocations les plus lyriques, le monde avance alors dévisagé. La création littéraire le replace là où tout est pluriel et complexe – et ce comme chez l'auteur lui même dont le rire fut parfois la plus chaleureuse réflexion. C'était un moyen pour lui parfois de prendre soin de l’univers.
Comme Heuré prend souci de nous offrir un visage inédit du romancier et journaliste.
 

Jean-Paul Gavard-Perret
 

Gilles Heuré, Album Kessel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, juin 2020, 256 p.-
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