La fresque surprenante de Viktor Lazlo

Si les sots pouvaient ici s’exprimer, à Dieu ne plaise !, certains diraient sans doute : Quoi !? Une chanteuse ? Une chanteuse qui écrit des romans ! Non mais, attendez ! Elle doit choisir : chanteuse, ou écrivain !
Et heureusement pour nous, la très belle et très grande chanteuse qu’est Viktor Lazlo – une quinzaine de disques parus – a choisi les deux (et assume) : chanteuse + écrivain… Et quel écrivain !

C’est le genre de romans qu’on n’attend pas, qu’on n’avait pas particulièrement envie de lire et qui se met à vous chauffer la paume des mains tant vous l’avez tenu longtemps durant une trop longue soirée – hiver ou confinement, n’insistons pas...

Des Juifs polonais, parvenus à Bialystok au milieu du XIXe siècle, vont bouger, fuir, s’installer, repartir… Avez-vous déjà visité Bialystok ? De nos jours, c’est à deux heures de Varsovie, et à quatre heures de Vilnius, Lituanie. Autrefois, ce n’était pas le cas : les chenilles de l’armée allemande creusaient des ornières et les cadavres pendaient aux poteaux télégraphiques. Puis les gens partaient : en France, aux États-Unis, aux Antilles…
Tenez, aux Antilles. La fuite vers les Indes de l’Ouest, comme on dit en Scandinavie… C’est de là que vient, choyé par sa grand-mère Man Sido, un gamin nommé Pipo, qui va devoir débarquer au Havre en 1946. Placé dans une famille de vignerons ardéchois, il va déchanter, servir de laquais tout juste bon à tailler, à souffrir parmi ceps et ramées, et attendre que, une fois émancipé, on veuille bien le laisser partir à Paris où il va faire des études d’architecte. Ce qu’il voulait. Le voici près du bistrot où il travaille, s’installant avec un sandwich à pas grand-chose au jardin du Luxembourg, et allez ! Sa vie va filer devant lui comme une comète…

Pendant ce temps, nous suivons aussi Daniel, Aron David et Ora, qui traversent des pans d’Allemagne effondrée : des enfants en guenilles courent après les trains dans l’espoir de ramasser un morceau de charbon, et voici que toute l’Europe meurtrie s’anime sous nos yeux – un monde entier qui change, qui survit, qui crie et se mélange : Non comme Noire avec un Blanc, mais comme goyim de couleur s’unissant à un Juif… Puis voici les Antilles à nouveau, et l’Amérique du nord, les Black Panthers, tant d’autres – Angela Davis n’est pas loin.
Certains de ces gens aux cheveux bouclés vont vouloir se trouver une "Terre promise", et ce n’est pas le moindre mérite de l’auteure de nous rappeler à quel point certaines puissances européennes ont re-maltraité les Juifs qui, à peine hors des mains des nazis, seront forcés de revoir les paysages allemands honnis – car ni la France ni la Grande-Bretagne ne voulaient leur ouvrir les portes d’un Israël à fonder : Des Allemands hostiles manifestent bruyamment leur désaccord de revoir ces juifs dont ils se sont crus débarrassés et qui reviennent "leur voler le peu de vivres qu’ils reçoivent des occupants anglais".
On n’en dira pas plus : à elles seules, les révélations de la page 208 pourraient ravir n’importe quelle lectrice, ou lecteur, juif ou pas, humain ou non.

Viktor Lazlo est une conteuse hors pair. On la suivrait au bout du monde.


Bertrand du Chambon

 

Viktor Lazlo, Trafiquants de colères, Grasset, janvier 2020, 394 p.-, 22 €

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