Le « Journal (1939-1943) » insuffisamment édité de Gueorgui Efron

Malgré le vif intérêt que cet ouvrage m’inspirait a priori, je n’ai pu venir à bout de sa lecture qu’au prix de longs efforts et en m’y astreignant par déontologie – puisqu’il eût été malhonnête de le recenser sans avoir pris connaissance de son ensemble. Un conseil aux amateurs de Marina Tsvetaeva et de littérature russe : dispensez-vous de l’année 1940 (qui s’achève à la page 241), car le contenu de cette partie du journal est propre à vous empêcher de poursuivre jusqu’à la part la plus intéressante du livre.

   De fait, le fils de Tsvetaeva, alors âgé de 15 ans, nous offre le plus souvent, sur plus de deux cents pages, l’expression répétitive de son ennui, ses hésitations entre rompre et se réconcilier avec son seul ami, qu’il dénigre continuellement, et son état d’esprit de “jeune soviétique“ - endoctriné par son père au point de croire que le pouvoir a raison de châtier sa propre famille, ou d’interdire sa mère de publication : “[…] le critique Zelinski a fait un compte rendu négatif de ces poèmes. Il les taxe de formalistes.  Entre nous, il a tout à fait raison, et, bien sûr, je n’imagine pas que le Goslit publie des vers complètement détachés de la vie et qui n’ont rien de commun avec la réalité“ (p. 237). Le plus fort, c’est que Murr (le surnom de l’auteur) écrit ces lignes pendant une période où les seuls revenus de la famille (y compris du père et de la sœur, emprisonnés) proviennent justement des publications, effectives ou potentielles, de Marina. L’adolescent était-il intoxiqué d’idéologie jusqu’à en avoir perdu le sens commun, ou feignait-il de l’être, pour le cas où son journal serait lu par des mouchards ? On ne le saura jamais, et au fond, peu importe, car aucune des deux hypothèses ne rend moins irritante et fastidieuse la lecture de la première partie du journal.

   La suite révèle un point de vue plus proche de la lucidité, et l’on en vient à prendre l’auteur en pitié, surtout après le suicide de sa mère, lorsqu’il se retrouve sans vrai logis, sans aucune garantie de survie et tourmenté tantôt par ses problèmes de santé, tantôt par la faim. Mais le dernier tiers du journal, correspondant à l’année 1943, aurait gagné, comme le premier, à être édité sous forme de courts extraits, plutôt qu’intégralement : les listes quotidiennes de ce que Murr a pu trouver à manger, échanger ou revendre, l’énumération des sommes reçues et dépensées, et les redites au sujet d’autres sources de préoccupation, comme le savon ou les vêtements, finissent par brouiller le récit, s’étalant de façon malvenue entre deux brefs passages qui auraient mérité d’être mis en valeur par l’éditeur, et qu’un lecteur lassé risque de sauter, faute de pouvoir les repérer.

   La façon de s’exprimer nuit aussi à l’effet d’ensemble : une bonne part du journal a été rédigée en français, et hélas, en un français défectueux et disgracieux, qui ne s’améliore pas au fil du temps (Murr craignait à juste titre d’en perdre l’usage). Quant aux amples passages écrits en russe, leur traduction, révisée par Véronique Lossky, est d’un tel niveau qu’on n’ose pas imaginer son état d’avant la révision. Deux exemples : “Et pour connaître la vie, il me reste au moins encore une porte à ouvrir, celle des femmes, qui conduit à la possession et au plaisir, pour connaître des minutes et des heures non dénuées d’intérêt : c’est un facteur important pour alimenter un optimisme nécessaire.“ (p.36), “En étudiant je remplis bien sûr une fonction mais la vraie vie est en dehors, dans la perception du vivant dans l’univers, dans l’inspiration par les narines de l’air et des odeurs.“ (p. 182)… Outre les maladresses et les lourdeurs, innombrables, la version française comporte des russismes qui brouillent à maints endroits le sens du texte : quel lecteur français non russophone devinerait qu’au sens figuré, “kacha“ signifie “pétrin“ ou “bordel“, que “cultivé“ peut avoir l‘acception de “bien élevé“, et qu’une phrase comme “A l’école la situation est normale.“ (incompréhensible dans son contexte, p. 263) correspond à l’idée de “rien à signaler“ ?

   En somme, il manque à ce Journal un important travail éditorial et un traducteur digne de ce nom.

 André Donte

Gueorgui Efron, Journal (1939-1943), traduit du russe par Simone Goblot, éd. des Syrtes, août 2014, 752 pages, 27 euros

Aucun commentaire pour ce contenu.