Mon Ange, de Guillermo Rosales



Il y a des livres qui nous choisissent plus que nous ne les choisissons, c’est ainsi. Vous ne savez pas trop comment ni pourquoi vous vous dirigez vers celui-ci plutôt que celui-là, tout au moins sur le coup. Après, une fois les premières pages ouvertes, vous savez qu’il a été écrit pour vous, que c’est de ce livre-là et d’aucun autre dont vous aviez besoin, ce jour-là, à cet endroit précis lorsqu’il vous a sauté dessus.

Bibliothèque, librairie, il n’y a pas vraiment de règle. Il arrive même parfois que ce soit dans une gare ou un aéroport, chez un ami, un parent ou même dans cette satanée bibliothèque dont vous étiez persuadé de connaître chaque livre, chaque recoin…et pourtant.

Ce qui est certain, c’est  qu’au milieu de centaines, voir de milliers d’autres, c’est lui qui s’est imposé.


Tel fut le cas pour moi avec Mon Ange de Guillermo Rosales.


Évidemment, dix ans après, avec le recul, je sais exactement pourquoi ce livre m’a choisi dans les travées de La Procure, ce soir de novembre, quelques jours après que je sois revenu ici, à Paris, encore hésitant quant à mes choix récents, pas encore tout à fait dans ma nouvelle vie, plus assez dans la précédente, en proie aux doutes ravageurs qui s’immiscent dans chaque interstices que vous leur cédez, fourrageant jusqu’au plus profond de votre être comme certains parasites africains qui s’installent sous la peau de leurs hôtes jusqu’à les coloniser tout à fait.

 

Je n’avais jamais entendu parler de ce livre, moins encore de son auteur. Qui, ici, en avait entendu parler, alors même que dans son propre pays, sa propre communauté exilée à Miami, durant des années, ce livre ne s’échangea que sous le manteau et même, un temps, fut totalement introuvable dans sa langue d’origine ?


C’est à l’obstination de Reinaldo Arenas et Carlos Victoria sans laquelle ce livre aurait sans doute déjà été oublié, n’ayant probablement jamais existé sous sa forme d’objet commercialisable, que nous devons de le connaître ici, que je dois d’avoir pu le lire, cette même nuit de novembre où il s’est décidé à entrer dans ma vie.


Longtemps instrumentalisé par les deux camps, réduit au rang d’outil à règlement de comptes politiques, l’histoire de sa publication, à elle seule pourrait suffire à ce que je vous le recommande. Et peut-être d’autant plus aujourd’hui, que la crise économique mondiale fait resurgir l'hypothèse communiste  chez certains intellectuels, que jeter le bébé avec l'eau du bain et revenir aux vieilles antiennes reste l'alternative la plus confortable pour qui ne veut pas penser hors d'un manichéisme qui exclut toute complexité, chaque camp arrachant à l’Histoire les lambeaux de faits qui suffisent à édifier un pied d’estal ou un bûcher.


Pourtant, si ce livre est un grand livre, c’est justement parce qu’il échappe absolument à ce manichéisme. Ni bon camp, ni mauvais camp, seulement une douleur devenue folie et l’abjection absolue dont sont capables les hommes, quelle que soit leur origine, leur religion, la couleur de leur peau…


Si j'écris qu’il n’y avait pas de bon ni de mauvais camp pour Guillermo Rosales, c'est parce qu’il n’existe qu’un seul camp pour les écrivains, le leur, juste à l’orée du monde, là où, finalement, ils ne savent pas vivre, où, même lorsqu’on les lit, on ne les comprend pas, ne les supporte pas, les obligeant à s’enfoncer toujours plus loin dans leur nuit, à vivre reclus au milieu des autres, solitaire malgré le bruit et la fureur ambiants.

 

« …Je la comprends. J’ai été enfermé dans trois asiles de fous depuis que je suis ici, dans cette ville de Miami où je suis arrivé il y a six mois pour fuir la culture, la musique, la littérature, la télévision, les évènements sportifs, l’histoire et la philosophie de l’île de Cuba. Je suis un éxilé total ; Je me dis parfois que si j’étais né au Brésil, en Espagne, au Vénézuela ou en Scandinavie, j’aurai fui tout autant leurs rues, leurs ports, leurs prairies. »

 

« …On pouvait lire boarding home sur la maison. Une de ces maisons qui recueillent la lie de la société. Des êtres aux yeux vides, aux traits anguleux, aux bouches édentées, aux corps malpropres. Je crois que de tels lieux n’existent qu’ici, aux Etats-Unis… »

«…Ce ne sont pas des établissements publics. N’importe quel particulier peut en ouvrir un à condition d’obtenir la licence de l’État et de suivre un stage paramédical. »

 

« Je m’appelle William Figueras. À quinze ans, j’avais lu le grand Proust, Joyce, Hesse, Miller et Mann. Ils furent pour moi comme les saints pour un dévot chrétien. Il y a vingt ans, à Cuba, j’achevais un roman. C’était une histoire d’amour entre un communiste et une bourgeoise, qui finissait par le suicide des deux héros. Ce roman ne fut jamais publié, le grand public ne connut jamais mon histoire d’amour. Les spécialistes littéraires du régime dirent que mon roman était morbide, pornographique et, en outre, irrévérencieux, car il traitait le parti communiste avec dureté. Après quoi, je devins fou. »


Guillermo Rosales s'est finalement donné la mort en 1993 à l'âge de 47 ans.

 

À lire, absolument, en sachant que c'est une lecture dont on ne peut pas sortir indemne.

 

Mon Ange, Guillermo Rosales, roman traduit de l’espagnol(Cuba) par Liliane Hasson. 127p, Actes Sud 2002 et 2004 (collection Babel.)






















1 commentaire

"Il y a des livres qui nous choisissent plus que nous ne les choisissons, c’est ainsi. Vous ne savez pas trop comment ni pourquoi vous vous dirigez vers celui-ci plutôt que celui-là, tout au moins sur le coup. Après, une fois les premières pages ouvertes, vous savez qu’il a été écrit pour vous, (...)"  C'est exactement ce qui m'est arrivé!!!
Ce livre est un miracle. Un roman d'une violence et d'une beauté sidérante.
Quel malheur que Rosales n'en ait écrit que deux. Du Lars Von Trier avant l'heure. A LIRE ABSOLUMENT!!!