Stakhanoviste du style, vivant l’écriture comme un culte, Flaubert a cassé avec Madame Bovary la structure du roman traditionnel. Biographie de Gustave Flaubert.
"Madame Bovary" au cinéma, ou Flaubert sans l'ironie
La nouvelle adaptation
cinématographique de Madame Bovaryn’est pas
sans qualités, mais adapter Flaubert sans tenter de garder un brin
de l’ironie flaubertienne, cela ressemble fort à une omelette sans
œufs.
Quiconque a en mémoire un
billet fameux de l’humoriste Dave Barry dans lequel celui-ci
décrivait l’incapacité physiologique d’un Américain à
prononcer le nom « Rouen » [1] ne peut s’empêcher de
sourire à plusieurs reprises en voyant l’adaptation
cinématographique de Madame Bovary réalisée par Sophie
Barthes : le nom de la capitale normande a effectivement
beaucoup de mal à sortir de la bouche de ses comédiens
anglo-saxons.
Mais qu’on nous comprenne
bien. N’allons pas reprocher à la réalisatrice d’avoir tourné
son film en anglais. Ce serait très stupidement nier à l’œuvre
de Flaubert son caractère universel [2]. En fait, ce que nous
regrettons, c’est que ce « Rouen » écorché soit la
seule et unique occasion de rire qui nous soit offerte ici. Il
y a dans cette adaptation de Madame Bovary une lacune énorme
et impardonnable : elle n’est jamais drôle. Pensons par
exemple à la scène des comices avec, chez Flaubert, son « montage
en parallèle », précinématographique, entre le dialogue
amoureux et les discours officiels. Elle est là, mais construite et
présentée de telle façon qu’elle ne porte en elle aucune
dynamique. Même chose pour la scène du fiacre, avec ses injonctions
géolocalisatrices pleines de sous-entendus : elle est
totalement esquivée. Bref, il faudrait être fou pour imaginer que
Madame Bovary puisse servir de base à un feelgood movie,
mais une chose est sûre : Sophie Barthes nous impose un
feelbad, et même un feelverybad movie. Un malaise
s’installe dès la première minute — qui nous fait assister à
la mort d’Emma, le film se présentant comme un gigantesque
flashback justificatif — et ce malaise ne nous quittera pas.
L’explication de ce choix
est sans doute à trouver dans la « note d’intention »
de la réalisatrice, qui voit Madame Bovary comme une
tragédie. Emma est, c’est vrai, un oiseau qui ne cesse d’essayer
de s’envoler, mais qui se brise chaque fois les ailes contre les
barreaux de la cage qui l’encercle. Dès le départ, son combat est
voué à l’échec. Mieux encore, sa condition pourrait bien être
une métaphore de la condition humaine. Élargissant la célèbre
formule de Flaubert, Sophie Barthes déclare : « Madame
Bovary, c’est nous. »
Mais, même si elle se
conclut par la mort de son héroïne (et également, ce qu’esquive
d’ailleurs le film, par celle de Monsieur Bovary), Madame
Bovary n’est peut-être pas une tragédie au sens strict du
terme, dans la mesure où le fatum a chez Flaubert les traits
de la bêtise humaine. On ne peut prendre pour argent comptant le
« C’est la faute de la fatalité » prononcé par
Charles dans la dernière page du roman lorsqu’on voit les
réactions que ce mot suscite chez son interlocuteur — Rodolphe —
et chez le narrateur lui-même [3]. Bien sûr, on pourra toujours
dire que l’étendue de la déesse Bêtise est si vertigineuse
qu’elle finit par prendre une dimension métaphysique, mais le
tragique de Flaubert et sa fameuse ironie sont plus proches de
l’absurde d’un Ionesco que des situations cornéliennes ou
raciniennes. Les personnages dessinés par Sophie Barthes sont
souvent bizarres, inquiétants, certes, mais ils ne sont jamais
franchement ridicules. Léon est un romantique, mais n’est pas le
romantique caricatural qu’il était dès sa première
apparition dans le roman. Homais n’est pas très brillant, mais
quiconque n’a pas lu le livre verra dans le film un personnage plus
dynamique que bête.
De ce fait, assez
paradoxalement, le personnage d’Emma ne suscite jamais
véritablement notre sympathie. L’univers qui l’entoure n’est
pas suffisamment absurde pour qu’on puisse admettre qu’elle soit
totalement dépassée par les événements. Mia Wasikowska, qui
interprète Emma, n’est pas sans ressembler à Isabelle Huppert,
mais, alors que celle-ci sait mieux que personne incarner des femmes
dont on ne sait trop si elles sont déterminées ou butées, Mia
Wasikowska est trop déterminée pour qu’on ne la tienne pas en
grande partie pour responsable de ses malheurs. Elle n’attend pas
d’être à l’article de la mort pour avoir la révélation des
qualités de Charles. Le « tu es bon, toi » apparaît
assez vite, même si c’est de façon indirecte.
S’ajoutent à cela des
choix plus que contestables dans le travail général d’adaptation
du roman. Sophie Barthes a raison de rappeler que l’adaptation
cinématographique d’une grande œuvre littéraire est une
entreprise désespérée. Mais c’est un peu comme l’exercice de
traduction d’une langue à une autre. Voué à l’échec, mais
finalement indispensable. Trahir, donc, mais trahir le moins
possible.
La difficulté avec
Flaubert est qu’il a le chic pour vous donner en un paragraphe la
matière de plusieurs romans (il signale ainsi, en passant,
que trois médecins se sont succédé à Yonville après la mort de
Charles, aucun ne pouvant supporter l’aimable tyrannie de Homais)
et qu’il ne craint pas de lancer ici et là des images qui,
transcrites littéralement sur un écran, auraient leur place dans un
film d’horreur de série Z : « Bovary, tout en pensant à
Emma continuellement, l’oubliait ; et il se désespérait à
sentir cette image lui échapper de la mémoire au milieu des efforts
qu’il faisait pour la retenir. Chaque nuit pourtant, il la rêvait ;
c’était toujours le même rêve ; il s’approchait d’elle,
mais quand il venait à l’étreindre, elle tombait en pourriture
dans ses bras. »
Un tel passage est
évidemment « intransposable ». Mais d’autres
« coupes » ne laissent pas de surprendre, tout simplement
parce qu’elles produisent un certain nombre d’incohérences à
l’intérieur du film même. Exit le docteur Larivière, seul
personnage véritablement positif de tout le roman. C’est
frustrant. Le bal de la Vaubyessard est remplacé par une chasse à
courre. Occasion d’introduire une référence discrète à la
Légende de saint Julien l’Hospitalier, soit. Mais, alors que
chez Flaubert Emma était bien embarrassée lors de ce bal
grandmeaulnien avant la lettre parce qu’elle ne savait pas valser,
la voici dans le film qui monte sans aucune difficulté à cheval :
on doute que l’équitation ait fait partie du programme
d’enseignement du couvent dans lequel elle a été éduquée.
Fallait-il aussi faire l’économie de la maternité d’Emma quand
le roman se termine avec une vision, au demeurant très
no-futuresque, de l’avenir de Mademoiselle Bovary ?
On sait que le dégoût de
Flaubert pour la réalité ne trouvait son antidote que dans une foi
sans borne en l’art. L’art est présent dans le film à travers
sa photographie, chaque séquence étant l’occasion de construire
un véritable tableau. Mais il y a paradoxalement tant de beauté
dans ces images que, là encore, nous avons du mal à comprendre le
désespoir de l’héroïne, et, plus grave, à sentir que nous
assistons à la fin d’un monde. Sauf peut-être dans le dernier
plan, constellation de flambeaux qui peu à peu s’éteignent, mais
qui, avec ses allures de retour au néant absolu, refuse d’admettre
la naissance d’un nouveau monde, si triste soit-il. Les dernières
lignes du roman de Flaubert étaient écrites au présent.
FAL
Madame
Bovary
Un film de Sophie
Barthes avec Mia Wasikowska, Henry Lloyd-Hughes
[1]
« Sometimes we Americans try to blend in to the café scene,
but the French immediately spot us as impostors, because we cannot
pronounce the Secret French Code letter, which is “r.” They have
learned to say “r” in a certain secret way that sounds as though
they are trying to dislodge a live eel from their esophagus. It is
virtually impossible for a non-French person to make this sound; this
is how the Parisian café waiters figure out that you are an
American, even if you are attempting to pass as French:
WAITER:
Bonjour. Je suspecte que vous êtes Américain. (“Good
day. I suspect that you are American.”)
YOU:
Mais je ne porte pas les Nikes! (“But
I am not wearing the sneakers!”)
WAITER:
Au quais, monsieur pantalons intelligents, prononcez le mot “Rouen.”
(“OK,
Mr. Smarty Pants, pronounce the word ‘Rouen.' ”)
YOU:
Woon. (“Woon.”)
WAITER:
Si vous êtes Français, je suis l'Homme de la Batte. (“If
you are French, I am Batman.”) »
[2]
N’avons-nous pas eu, inversement, une adaptation intégralement
made in France de
Lady Chatterley ?
Signalons toutefois que les dialogues anglais de cette nouvelle
Madame Bovary ont
beaucoup de mal à faire passer l’idée que Charles Bovary n’est
pas vraiment médecin, mais simplement « officier de santé ».
[3]
« Il ajouta même un grand mot, le seul qu’il ait jamais
dit :
— C’est
la faute de la fatalité !
Rodolphe,
qui avait conduit cette fatalité, le trouva bien débonnaire pour un
homme dans sa situation, comique et même un peu vil. »
1 commentaire
Je suis ô combien d'accord. La carence (ou le contresens total) a été relevé par mes élèves de seconde au simple visionnage du trailer.