"Guerrier sans poudre" Mai 68 selon Guy Darol

Le bal des maudits


Un instant, un bref, trop bref instant, les hommes s'imaginent fils de leurs parents, leur village, leur patrie, pour se découvrir avant toute chose enfants de leur Génération. Implacable, l'invisible présence mène la danse. Frénétique, elle entraîne le jouvenceau, accablé de désir, pressé d'en découdre avec le vieux monde, vers l'abîme. Comme un rêveur trop certain d'aller vers la lumière se dirige au tombeau, le danseur succombe, entier, à sa puissance. À chaque génération comme à chaque femme ses appâts, ses charmes particuliers. Ceux de la classe 75, génération Darol, brillèrent, convenons-en, d'un éclat si singulier que peu d'entre eux n'en furent aveuglés, capturés, tournés, retournés, pour se voir enfin jetés, chairs à consommation, obsolètes, sur les rivages souillés de nos mers promises à l'agonie. « Enfants de Marx et du Coca-Cola », disait Godard, fils d'Auschwitz et de l'unité 731 aussi.. surtout. Il était écrit, qu'ils n'en reviendraient pas et ils n'en sont pas revenus... Le pouvaient-ils ? La question moliéresque : « Que convenait-il de faire pour l'homme qui mourut hier ?  » requiert le roman.


Lui seul.


Pas l'affaire de Darol. Histoire d'une vocation. Comment est-il devenu écrivain avec sa génération et contre elle. Par elle et en dépit d'elle. Ici et maintenant, le procès qui l'a séparé et réuni. Le moyen de dire Je avant d'avoir vécu, souffert, échoué et recommencé ? Avant que l'expérience ne forge vos propres armes, n'arme vos âmes et ne cuirasse vos cœurs ?


Avec talent, une plume précise, une langue impeccable, Darol restitue avec une rare justesse notre jeunesse, cette fuite éperdue en Littérature, ferment de destruction de l'ancien monde, comme il ressuscite nos maîtres es déconstructions d'Artaud à Deleuze, de Bataille à Reich ; célèbre la clairvoyance du grand Debord. Sur les traces du « Paysan de Paris » et d'autres références, qu'il détesterait – la traversée de Paris de Florence et de René dans Comme le temps passe ! – Darol excelle à faire revivre la splendeur des nuits abolie. Paris détruite, Paris livrée aux promoteurs et au tourisme über Alles. Par le chemin des écoliers, nos nouveaux maîtres réalisèrent le vœu d'un Caporal fou, ne songeant, beau combat, qu'à donner à la France dans une Europe nouvelle, à demi seulement empêchée d'advenir en son temps, le beau rôle de Dame pipi. Opération réussie. Comme tant d'autres. Des violences de la paix et du consentement par indifférence, il y aurait beaucoup à écrire...


Si l'Éducation nationale remplissait son office, elle mettrait ce Guerrier sans poudre, au programme de Première avec obligation pour tous les lycéens de France de lire ce Requiem pour des poètes, qui ne seront jamais au programme, afin que chaque adolescent arpente, avant de fuir dans des paradis d'artifice, l'espace volontairement laissé à l'Underground par le Capital avant l'opération de recyclage général. Tant que les adolescents et les jeunes gens rêvent et écoutent de la musique psychédélique, boivent jusqu'à se mettre minables, se défoncent et œuvrent contre l'ancien monde, ils ne se soucient guère du monde qui s'avance... bu qui s'avance ! Moins d'un demi-siècle après, voici l'unité 731 en place, l'eugénisme en acte, le pacte faustien signé par les pauvres gens, l'école absentée, le paysage dénaturé, la Cité évanouie et la jeunesse, retournée en Barbarie !


Il faut lire ce Guerrier sans poudre pour bénir la jeunesse de 1968, ses folies et ses splendides erreurs. Il avait été une fois en France, il y a moins d'un demi siècle que cela passe vite, une jeunesse, qui crut en l'efficace de la littérature, à son pouvoir fée de transformer le monde. Il fut un temps où les jeunes gens ne rêvaient ni d'exploit footballistiques ni de looks ni de de swag ni d'îles désertes ou de glisse sur la terre comme au ciel ni de choses, cher Pérec, ni de belles images, un temps où le signe ne s'était encore substitué à la chose, cher R.B., mais tenaient leur plume ou leur caméra comme d'autres des fusils. Il a été une fois en France, une jeunesse de francs tireurs, qui ne rêvait que de subversion et de vie au Jardin d’Épicure dans la plénitude du sens et de la fraternité. Hélas, au lieu de recourir au corset de la rhétorique, de s'arrimer à la grammaire comme à l'unique rempart contre le monde annoncé et venu, de tenir à la taxinomie et à l'exactitude de la description, au lieu de défendre, pied à pied, bec et ongles, le paysage, considéré comme terre natale vichyssoise forcément vichyssoise, ils ont laissé au Capital le champ libre de détruire nos villes, nos campagnes, nos champs, nos bois, nos cieux et nos océans. Enfermés dans leur cellules, les enfants du siècle, inlassables, lisaient Rodanski, Duprey, Fabre, Guyotat, Faye... les autres, Bataille, Leiris.... . Haut dressé, l'oriflamme calcinée d'Antonin Artaud, l'oreille de Van Gogh hurlaient à la dissidence. Ce fut la désertion. Un peu semblables aux sionistes, qu'elle ne goûtait guère une litote, notre génération s'est construite à l'horizon Massada, à l'horizon du suicide programmé. Responsabilité limitée. Du temps où leurs esprits tournés vers des contrées « où n'abordent jamais les âmes des bourreaux » ils n'ont pas pris garde à l'empreinte de Cardon sur leurs cous frêles, à l'arrivée du code-barre sur chaque objet manufacturé, à l'araignée Web, succédant à l'araignée noire gorgée de sang, qu'on disait universelle svastika. Contamination générale. Les mots des chanteurs qu'ils avaient tant aimés – d'eux aussi Darol fixe le requiem – ont fini en anglais d'i-commerce et en slogans pour vendeurs de tee shirts. Le monde entier en a été calciné.


En attendant la destruction totale du monde sublunaire, lisez, si m'en croyez, cet étonnant tombeau et découvrez un écrivain véritable, qui, par un triste et clair matin, est retourné à la solitude d'une carrée. Après Virgile, Horace, Corneille et les autres – sans dieu ni maître, armé de seuls cahiers et de stylos, Guy Darol est entré en résistance. En espérance, bon saint Martin, s'est dépouillé de son manteau pour en couvrir son lecteur. One of us, après Conrad Sous les yeux de l'Occident, Darol a fait retour dans la communauté humaine. Sous les pavés, nulle autre plage, qu'un simulacre municipal, sous les ruines de la déconstruction aucun secret qui aide à poursuivre le voyage...


De ces temps abolis, ne demeurent que les mots du café triste, retrouvés au beau pays de Romancie.

Grâces lui soient rendues.


Sarah Vajda


Guy Darol, Guerrier sans poudre, édition Maurice Nadeau, juillet 2014.

2 commentaires

Excellent article et de sucroît écrit, réellement écrit. Merci. Samuel Veis.

Excellent article et de suRcroît écrit, réellement écrit.