Écrivain japonais (né en 1949), traducteur (Carver, Scott Fitzgerald), enseigne la littérature japonaise à Princeton.

Kafka sur le rivage

Depuis longtemps la littérature attendait qu'il se passe quelque chose dans la forme traditionnelle du roman. Non pas les expériences déstructurantes ici ou là — utiles mais momentanées —, l'abandon illusoire d'une ponctuation ou d'autres formes du respect essentiel à la langue, un crachat supposé moderne et illisible sous peu, pas même. Non pas ces petites choses ponctuelles comme le fut le Nouveau roman, mais une prise de conscience cruelle et froide qu'avec ce qui forme sa propre structure, le roman pouvait être remué en tous sens, littéralement reformé au moule de la modernité. Il y eut Joyce. Il y aura Murakami.

« Le silence, ça s’écoute. Je le sais maintenant. »

L’intrigue est une pelote que Murakami déroule devant nos yeux, et la construction un rien compliquée trouve tout naturellement sa justification par le lecteur : aussi inattendu que cela lui paraisse, il ne pourra qu’admirer, applaudir et, s’il est curieux de nature, se demander comment il pouvait en être autrement car la magie qui se dégage de ce roman ne pouvait apparaître que par l'intrication de récits multiples, par l'enchâssement des vies pour atteindre à une résolution finale éclairante et, finalement, d'une grande simplicité. Tout ça pour ça ? Oui, justement, mais quel voyage !


Un événement mystérieux, deux parcours différents mais fait chacun d’errance et de quêtes, une réunion mystique sur un île éloignée, plusieurs personnages autour d’une même réalité : la transformation, et puisque le titre lui rend hommage et que l’œuvre de Franz Kafka est un pilier référentiel (mais pas le seul, loin de là) de ce conte mythologique moderne, la métamorphose.


La métamorphose, c'est la naissance à un état supérieur de son propre être. Il y a, comme dans les rites (ou les voyages) initiatiques, abandon de ce qui fut soi et création d'un être nouveau, soi. C'est de cela qu'il va s'agir, d'un voyage vers soi.

Reprenons.


À l’automne 1944, un groupe d’enfants d’une petite école calme sort en classe verte dans les collines environnantes. Un passage d’avions rappelle que la guerre est en cours, Hiroshima non loin. Soudain, la maîtresse voit les enfants tomber un par un dans une sorte de coma dont ils sortiront tous parfaitement indemnes, oublieux de tout ce qui a pu le provoquer, et sans aucune séquelle. Une manière de sommeil lourd et spontané, l’enquête ne révèlera rien, ni produit toxique ni événement déclencheur. Un trou, tempus fugit dirait-on, et puis retour. Tous les enfants, sauf un, qui restera plus longtemps que les autres dans les limbes, et qui devient idiot, ne sait plus ni lire ni écrire, mais reçoit en contrepartie un don fameux : il comprend le langage des chats. Ce petit récit fait l’accroche du roman, c’est le moment mythologique fondateur dont on comprendra à la fin toute la portée mais qui pose l’histoire dans une nébuleuse où se croise sans se heurter la philosophie et le fantastique…


Autre temps, autre lieu. Kafka Tamura, jeune homme en colère et qui vit une relation fantasmatique avec son « ami imaginaire », le garçon nommé Corbeau, manière d’ange d’épaule ténébreux mais qui le pousse à entrer en action, décide qu’il n’en peux plus et fugue. Il quitte le confort bourgeois d’une grande maison où il est toujours seul et, avec le strict minimum, prend un bus. La destination ? Rien de précis, la mer peut-être, tant qu’il part et que le voyage soit un peu la formation d’homme qu’il n’a pas reçu jusqu’à présent. Il est fort, décidé, fait plus que son âge mais est hanté par la prédiction de son père : tu seras Œdipe mon fils, littéralement il lui prédit le meurtre du père et le viol de la mère. Alors Kafka fuit, s'enfonce dans une vie rude faite de contrainte et d'exigences : il fera tout seul le chemin vers l'homme qu'il doit devenir. Il atteint une bibliothèque, magnifique lieu de repos et de culture, un rien mystérieuse par la présence des deux responsables — un androgyne et une superbe femme absente au monde —, s'installe et lit. Il trouve le lieu de son apaisement et de nouvelles douleurs. 


« Je suis coincé entre deux néants. Je n’arrive plus à distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas. Je ne sais même plus ce que je veux. Je suis seul, au beau milieu d’une tempête de sable. Je ne vois plus rien devant moi, je ne peux plus avancer. » 


Pris sous l'aile du bibliothécaire, il devient assistant, trouve refuge en ce lieu qui deviendra sien. Quelques aléas le conduisent dans un ermitage où il passe plusieurs jours seul avec lui, la nature étrange et ses propres démons. Il deviendra adulte par l'amour et la suite d'épreuves qui constituent un vrai parcours initiatique.

Dans le même moment, le vieux Tanaka est pris de visions. Lui qui vivait de la générosité publique et de quelques missions de recherches de chats perdus, rencontre Jonnhy Walken, l'effigie du Whisky, en chair et en os, qui devant lui éventre un chat, puis un autre, puis un autre, mangeant les coeurs encore chaud, parce qu'une voix lui dit de le faire. « Tu n’es plus toi-même […]. ça, c’est très important, Nakata. Le moment où les gens deviennent quelqu’un d’autre. » Tanaka va alors sortir de sa torpeur psychique, tuer Johnny Walken et s'enfuir porté à son tour par une voix qui lui dit qu'il comprendra quand il y sera ce qu'il devra y faire. En route, il est pris en charge, chacun étant à la fois étonné et charmé par la gentillesse incongrue dans ce monde moderne du vieux monsieur illétré, jusqu'à sa rencontre avec un chauffeur routier un peu attentiste devant sa vie, Hoshino, qui devient son « assistant » et sa force. C'est un peu la mésaventure de l'idiot pour qui le monde est un vaste inconnu, mais Nakata n'est pas dénué de sagesse et parvient à atteindre son but, aidé en chemin, et toujours à l'écoute de cette force qui décide pour lui. Il a une mission, il doit refermer une porte qui a été ouverte voilà longtemps. Une porte symbolique, passage entre les mondes et les âges dont l'ouverture a causé des troubles. Le premier : Tanaka, se relevant d'un idiot d'un coma prolongé...

« Les choses commencent à se précipiter, et tout converge vers le même lieu. »


Tous les personnages sont liés, tout abouti à la même nécessité : accomplir l'acte, répondre à la tragédie. C'est la bibliothèque qui est le centre du monde, c'est de là que la porte a été ouverte. Et c'est une histoire d'amour d'une grande pureté entre deux enfants promis à un bel avenir qui est à l'origine du drame. Lui, devenu étudiant, est pris dans une révolte et assassiné comme espion. Son amoureuse ne s'en remettra jamais, errera de part le monde et décidera que ce n'est pas possible, qu'il faut retourner auprès de son amant et ouvre comme Pandore sa boite. Les deux « aventuriers » que sont Kafka et Nakata ne sont que les émissaire du destin. La porte doit être refermée pour que le monde retrouve son équilibre, son harmonie. Kafka sur le rivage est un roman de grande ampleur, et qui contient le tableau et la chanson des amours malheureuses, le passé qui doit disparaître par le feu et toutes les promesses du monde. Si tant qu'est qu'on veuille admettre que le monde est le vaste champ où s'ébat follement l'imagination créatrice de Murakami.

Nourri de culture occidentale, de philosophie (Hegel et Bergson), de littérature et de cinéma mêlés — cette prégnance des images dans le style est caractéristique —, Murakami foisonne de petites histoires latérales, toutes utiles parce qu'elles parlent de l'homme, et dresse par cette fable philosophique sur l'identité un roman d'apprentissage magnifique. Kafka sur le rivage est une leçon donnée en souriant et sans vouloir en imposer, magistrale.


Loïc Di Stefano

Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, Belfond, janvier 2006, 618 pages, 23 euros

(1) Deux représentants emblématiques de la culture occidentale, Johnny Walken et le Colonnel Sanders (de Kentucky Fried Chiken), apparaissent dans le roman comme des entités « réelles », non pas uniquement comme représentant de l’envahisseur américain, même si au Japon cette idée est encore forte, mais comme stigmate d'une culture qui ne s'associe pas à l'autre mais veut s'imposer. Et cela aurait pu être pire :  « Cette fois-ci, j’ai décidé de prendre une forme facile à reconnaître, celle d’une icône du capitalisme. J’aurais bien pris Mickey, mais chez Disney ils sont assez tatillons avec les droits de reproduction. Je n’ai pas envie de me retrouver avec un procès sur le dos. »

2 commentaires

anonymous

Bonjour Monsieur Di Stefano, 

Je suis élève en rhéto et je dois faire mon travail de fin d'année sur le livre "Kafka sur le rivage". J'aurais voulu savoir si vous seriez d'accord de m'accorder une interview ? Merci d'avance
Bien à vous , Julie Satinet

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