Écrivain japonais (né en 1949), traducteur (Carver, Scott Fitzgerald), enseigne la littérature japonaise à Princeton.

Sommeil

Femme au foyer, dévouée et sereine, la narratrice de Sommeil (眠り), nouvelle d’Haruki Murakami extraite du recueil L’Eléphant s’évapore (Seuil, 1998, Belfond, 2008, 10/18, 2009), s'occupe de son mari dentiste laid et de son fils. Toute sa vie est régie par ses contingences matérielles, au point qu’elle en a oublié ses passions d’antan. C’était une grande lectrice, une étudiante brillante, avant. Les faits et gestes du quotidien sont répétés, presque machinalement, jour après jour.

Le mari, c'est la contingence pure, l'être-matière qui jusqu'alors définissait les conditions du réel. Son sommeil est symptomatique d'un abrutissement oublieux, c'est comme s'il était débranché sitôt allongé puis rebranché avec le matin. « Il ne rêvait même pas. En tout cas il ne se souvenait d'aucuns de ses rêves. […] Il dormait aussi profondément qu’une tortue enfouie dans la vase, et voilà. » Le fils, ce n’est quasiment rien, juste une attache supplémentaire.

Mais contrairement à l’attente du lecteur, le titre ne renvoie pas aux troubles nés d’une absence soudaine de sommeil — la narratrice ne dort plus du tout —, mais à l’éveil, au sommeil dont la narratrice sort à la suite d’une « illumination » nocturne, un rêve étrange qui la laisse glacée de sueur. Le sommeil, c’est cette vie d'avant. Dès lors, elle va vivre une expérience étrange, celle d’une double existence. Le jour, elle reste la même, continue de gérer ses tâches ménagères en faisant en sorte de ne rien laisser paraître de ses activités nocturnes. Et la nuit, elle lit alongée sur le canapé du salon en buvant du cognac et en mangeant du chocolat, elle lit les grands romans russes qui avait marqués sa vie d'étudiante. Récit fantastique, dans la veine du Horla de Maupassant par le glissement progressif qu'il propose, Sommeil est un duel entre la réalité et le fantasme, entre la jeunesse insouciante et offerte aux seules passions et les astreintes du réel. 

« Enfin, il se passait quelque chose, je me sentais vivre. Je ne m'usais pas. En tout cas, il existait une partie de moi qui ne se consumait pas. Et c'est pour ça que je me sentais réellement vivre. Je trouve qu'une existence humaine, même si elle dure très longtemps, n'a aucun sens si l'on n'a pas le sentiment de vivre. Maintenant je m'en rends compte clairement. »

Sommeil, qui a bénéficié d’une édition somptueuse en grand format, permet de redécouvrir ce texte du grand maître de la littérature japonaise contemporaine qui déploie ici le plein de son talent, son écriture douce et si tranquille, faussement tranquille, qui s'installe et s'insinue comme les petits plaisirs secrets que la narratrice redécouvre, dans le secret, pour en jouir pleinement.

 
Loïc Di Stefano

Haruki Murakami, Sommeil, 10/18, août 2011(Belfond, novembre 2010), 8,20 €
Aucun commentaire pour ce contenu.