Écrivain japonais (né en 1949), traducteur (Carver, Scott Fitzgerald), enseigne la littérature japonaise à Princeton.

L'éléphant s'évapore

La désinvolte hardiesse du très grand Murakami est de nous laisser glisser avec sa grâce de style infinie vers l'entre-deux, ce curieux endroit où l'on ne s'étonne guère du merveilleux ou de l'absurde, ce curieux endroit magnifié par une littérature au plus fort de la maîtrise que l'on peut en avoir sans afféterie et qui ne dit que l'humain dans ce qu'il a de splendide : la capacité d'étonnement.


L'Eléphant s'évapore et les seize autres nouvelles de ce recueil sont autant de petits accès à l'étrangeté immédiate.  Bien plus encore, il y a une paix retrouvée quelque part dans ce mystère, comme si ces textes, pour ainsi dire ces fables du Japon moderne, étaient autant de petits chemin zen. Rien de grandiloquent, aucun effet de manche ou de prétoire, la littérature ici n'exprime son talent que dans la simplicité, et Murakami ici peut-être plus que dans ses romans héritage des dons de Kawabata.

Les nouvelles condensent assez bellement l'art de Murakami dont on pourrait croire que sa folle imagination serait plus à son aise dans le format roman. Mais cette condensation est aussi une concentration, les thèmes récurrents - les figures obsessionnelles du discours, dirait Charles Mauron ... - se retrouvent ici, et premier de tous la quête identitaire et quasi initiatique qui fait d'un être lambda un tout autre homme, pareil à tous les autres et sans rien d'extraordinaire, mais cohérent à lui-même. Ainsi, le cheminement littéraire de Murakami est souvent le même, comme on le voit ici : de petits faits perturbateurs d'une petite situation bien simple et, au final, une bien modeste révolte. Bien modeste mais essentielle, parce qu'elle concerne l'humain. Les situations du quotidien (un homme s'amuse à brûler des granges, un couple attaque des McDonalds, un autre installe des téléviseurs un peu partout comme l'auraient fait les membres du collectif artistique fluxus, un homme cherche son chat et découvre une adolescente troublante, etc.) ne sont rien pour elles-mêmes, elles ne valent que parce qu'elles ouvrent le quotidien au possible, à la rencontre et donc à l'autre. C'est cet autre qui est au cœur de la littérature, autre comme soi-même, autre à soi-même, autre comme pure altérité, mais toujours autre me définissant.

Ces nouvelles, encore, sont un travail de minutie sur le temps, celui du passé où se sont accumulé les énergies négatives et celui du présent, où tout se dégonfle par la simple présence de cet autre si important. L'autre peut être n'importe qui ou n'importe quoi, aussi bien un simple voisin qu'un appel téléphonique impromptu, voire un éléphant qui soudain s'évapore et laisse le petit zoo de sa petite ville tout à fait désert... Cette lutte du temps pour imposer la grâce d'un temps présent plus précieux que tout - rappelons les fondamentaux du zen... - joue aussi par la figure des personnages, au lourd passé : un avocat, des miséreux, des hommes que

L'écriture est ample et douce, délicatement absurde et teintée d'un humour décallé qui ne fait pas forcément rire mais éclaire l'intelligence et littéralement nous conduit dans un quotidien traversé soudain de forces nouvelles et qui nous apparaissent nécessaires pour défendre la continuité du vivre. Non plus seul écrasé par un monde alentour et ignorant de soi, mais en harmonie avec tout le monde par cette petite lumière nouvelle que l'inattendu allume. Rien, un rien, mais qui est une conscience zen sur le flux du réel dans lequel ni surnager ni se laisser submerger, mais simplement être. Et c'est cette découverte de soi qui permet de ne plus être aveuglé par le monde et ses bruits, ses lumières, ses folies dont Tokyo est la parfaite expression (Tokyo, personnage centrale dans l’œuvre de Murakami), c'est ce qui permet de regarder le monde et de le voir. A peine plus que cette petite chose pourtant essentielle : un éveil.

Les nouvelles de Murakami se concentrent sur cela, l'éveil, quand ce thème central est parmi d'autres dans ses romans. L'art de passer sans bruit et d'éclairer doucement, tout doucement, comme un sourire qui change la vie. Chaque nouvelle est ici l'expression de ce sourire intérieur que Murakami nous tend et qu'on reçoit avec gratitude. Comme un enfant pour qui le magicien devant ses yeux, et sans qu'il ne comprenne vraiment, fasse que l'éléphant s'évapore…


Loïc Di Stefano

Haruki Murakami, L'Eléphant s'évapore, Belfond, mars 2008 (réédition), 432 pages, 21,50 €
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