Écrivain japonais (né en 1949), traducteur (Carver, Scott Fitzgerald), enseigne la littérature japonaise à Princeton.

Underground, plongée dans le drame absolu et l'âme japonaise

Dans l'histoire récente du Japon, entre autres drames, il en est qui a particulièrement marqué les consciences, parce qu'il venait de l'intérieur, de l'homme et non pas de la nature. L'attaque au gaz sarin d'une rame du métro de Tokyo à l'heure de pointe par la secte Aum, le 20 mars 1995. Fort heureusement, l'attentat sera raté, plusieurs poches de gaz seront retrouvées intactes, et le bilan humain est moins dramatique qu'il n'aurait pu être. Le bilan immédiat, s'entend, et Murakami s'attache à déceler les souffrances tues, les conséquences indirectes de ce traumatisme.

Ce n'est pas en tant que romancier que Murakami se lance dans un tel projet, mais en documentariste. Il veut donner la parole aux victimes, aux "survivants de l'attaque", à celles et ceux qui ont perdu une part de leur vie, leur emploi, leur force, leur envie de vivre, dans cet attentat. Mais aussi à ceux qui ont souffert d'une "victimisation secondaire", notamment au travail... Plus d'un an d'une longue enquête pour retrouver les personnes, des entretiens, des textes réécris mais toujours dans le sens du locuteur initial, non pour chercher le sensationnel mais pour demeurer au plus près de la vérité. Pas les faits, qui sont connus, mais la vérité de l'âme humaine - sinon l'âme japonaise dans ses particularités - telle qu'elle peut se révéler dans ce drame.

" Je ne voulais pas d'une collection de voix désincarnées. Peut-être est-ce là un des travers du métier de romancier, mais je m'intéresse moins à l'"histoire", pourrait-on dire, qu'à l'humanité concrète et irréductible de chaque individu."

Au travers d'une trentaine de récits, organisés avec soin pour créer une tension dramatique, Murakami donne une chance incroyable aux Japonais de survivre comme peuple à cette monstruosité. Chacun s'exprime avec ses propres mots, avec son passé, sa propre expérience du drame. Le monstrueux est posé, à plat, sous la lumière crue, et le romancier ne fait qu'orchestrer toutes ces voix dont la pluralité et l'horreur commune font un témoignage d'autant plus fort et émouvant. Publié dès 1997 au Japon, il est une tentative magistrale de sauver la conscience collective. C'est un immense travail que le romancier offre aux siens, pour ré-humaniser les hommes et les femmes.

La publication tardive en France vient sans doute du lien qui unit Underground à IQ84, mais il serait abusif de voir dans le travail journalistique et salvateur de Murakami un brouillon pour le roman. Si les deux sont liés, c'est comme l'avers et le revers d'une même obsession, celle qui traverse toute l'oeuvre de Murakami : les souterrains de l'âme humaine...


Loïc Di Stefano

Karuki Murakami, Underground, traduis de l'anglais par Dominique Letellier, Belfond, février 2013, 592 pages, 22 €
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