Haruki Murakami, 1Q84 : La chrysalide des mots
La malédiction du monde moderne, c'est notre aliénation au monde visible
: une réalité froide, solitaire, mais saturée d'informations. Haruki Murakami,
le plus célèbre écrivain japonais actuel, ouvre tous nos sens à l'invisible. Sa
trilogie 1Q84 est un palimpseste magistral de 1984 de Georges
Orwell. L'atmosphère nostalgique de ses premiers romans s'est atténuée au
profit d'un humour apocalyptique, la tonalité thérapeutique de ses récits prend
des dimensions épiques : comment survivre collectivement et trouver un chemin
juste dans le chaos moderne ? Les actes des héros sont tour à tour dérangeants,
touchants, troubles et édifiants. Il n'existe aucune solution limpide, si ce
n'est peut-être devenir vigilant.
Dès les premières pages, le réel ordinaire vacille. Nous sommes en 1984. Une jeune femme de 29 ans, Aomamé, est coincée dans un embouteillage à bord d'un taxi. Le dérèglement naît soudain d'une musique envoûtante, diffusée par le lecteur CD, c'est la Sinfonietta de Janáček, avec son quelque chose de « tordu ». Aomamé est pressée par un rendez-vous professionnel. Sur la suggestion du chauffeur, elle sort du taxi, descend un escalier d'urgence pour rejoindre rapidement une gare, et plus elle descend, plus des souvenirs oubliés remontent en surface. Elle s'aperçoit vite qu'elle franchit le seuil d'un autre monde où l'ordinaire se détraque détail après détail. Mais elle reste concentrée sur sa mission : tuer sur commande un homme coupable de violences conjugales pour le compte d'une vieille femme riche éprise de justice.
En alternance se déroule le récit de Tengo, 29 ans également, un professeur de Mathématiques surdoué et un apprenti-écrivain. Avide de faire un "coup" littéraire, son éditeur charge Tengo de réécrire le roman d'une jeune fille récemment échappée d'une secte, afin d'en faire un best-seller. Ce roman s'intitule La Chrysalide de l'air. Et cette image de chrysalide ne cessera plus de hanter l'imaginaire du héros comme du lecteur. Dès que Tengo accepte cette contrefaçon, la réalité subit une torsion et l'entraîne à la découverte de sa propre histoire et de l'Histoire collective. Comme Aomamé, il se retrouve non plus en 1984, mais dans 1Q84, où le passé historique a été modifié, produisant un présent différent.
Nous sommes prévenus dès le départ : « Il ne faut pas se laisser abuser par les apparences. Il n'y a toujours qu'une réalité. » Aussi Murakami invente-t-il une parfaite ubiquité narrative en maître du genre fantastique : le lecteur se demande sans cesse si le récit se déroule en 1984 ou dans 1Q84. Murakami est aussi un maître de la Métaphysique : monde ordinaire et non-ordinaire sont en fait identiques. Ils existent par interpénétration si bien que certains de ses habitants ne réalisent même pas que le réel autour deux a changé, et que deux lunes brillent dans le ciel nocturne. Ce qui diffère est aussi subtil qu'un son puisque « Q » en japonais se prononce « Kyu », comme le chiffre 9. Murakami nous prévient que « Q » vaut aussi pour « Questions » : c'est ce qui distingue ses héros de la foule, ce qui les rend veilleurs éclairés, ils posent des questions et comme le romancier, ne cherchent pas à y répondre abruptement. Murakami écrit pour pointer les dérèglements invisibles de nos sociétés, mais il ne prescrit aucune règle, si ce n'est celle que murmure une chanson de Jazz "sans ton amour, tout serait une parade de bastringue". L'amour pur comme centre humain inébranlable, celui d'Aomamé et de Tengo, destinés à se rencontrer, et que pourtant l'intrigue ne cesse de séparer jusqu'à la fin du tome 3.



Je me souviens d'un violoncelliste qui jouait du Janáček en concert et disait de nos expériences humaines : « ce qui compte, c'est quand ça sonne juste. On le sent physiquement, tout est en harmonie, le corps, l'instant, l'esprit, l'espace ». C'est ce qu'on peut dire de plus vrai au sujet du style fluide de Murakami, souvent décrit comme un écrivain jazzman capable d'improviser page après page et de faire revenir à intervalles réguliers l'accord d'une même phrase : ça sonne juste. Et si vous avez le désir de devenir écrivain, Murakami, à travers Tengo, soulève le voile sur les coulisses de ses romans. Il invite à « dépenser une énergie démentielle pour s'améliorer, jusqu'à en crever », à trouver « une histoire cachée au fond de » vous pour la faire « apparaître avec les mots justes ».
Dans le désordre, après votre lecture, vous prendrez comme les héros un verre de vin blanc frais, vous mettrez à fond dans vos écouteurs la Sinfonietta de Janáček, et vous écouterez ses signaux concentrés qui viendront tordre vos pensées. Le monde autour de vous sera plus ténébreux, et le monde au fond de vous sera plus silencieux, vous ne chercherez plus à tout comprendre. Ce qu'offre la Littérature de Murakami, c'est un temps de suspension. Celui dans lequel les vérités se fendillent, mais aussi celui où tout peut renaître grâce à la chrysalide des mots.
Laureline Amanieux.
- Haruki Murakami, 1Q84, Livre 1 :
Avril-Juin, traduction d’Hélène Morita et Yôko Miyamoto, 10/18, septembre
2012, 550 pages, 9,60
- Haruki Murakami, 1Q84, Livre 2 :
Juillet-Septembre, traduction d’Hélène Morita et Yôko Miyamoto, 10/18,
septembre 2012, 495 pages, 9,60
- Haruki Murakami, 1Q84, Livre 3 :
Octobre-Décembre, traduction d’Hélène Morita et Yôko Miyamoto, 10/18, février
2013, 620 pages, 9,60
4 commentaires
Cette critique éclairante - à la hauteur de l'œuvre - c'est rare et précieux merci
Merci pour cette critique intelligente et bien construite.
Je découvre Murakami et apprécie la profondeur psychologique des personnages. 1q87 me fait penser à millenium avec ce combat pour les femmes dans un contexte plus de fiction que de réalité politique. Après K afka sur le rivage, je suis accroché à 1q87 qui est très prenant.
Trés bonne critique d'un livre que j'ai beaucoup aimé.