Le moment Caravage
Le premier aspect qui interpelle, comme l’on dit aujourd’hui, c’est de découvrir comment s’est instaurée, dans le monde artistique romain des années 1590-1600, l’idée que le tableau puisse, finalement, être considéré en tant qu’objet de collection autonome et indépendant.
Ce qui entraîna le second : l’aspiration, manifeste dans l’art du Caravage – et de ses disciples – à produire des œuvres indépendantes et autonomes qui ne passent plus obligatoirement par une quête de l’unité dramatique. Des particularités – réalisme, accentuation extrême du clair-obscur, référence obsessionnelle à sa propre apparence physique – qui trouvent leur justification dans la dissociation introduite entre le tableau et son environnement immédiat, voire entre le tableau et le peintre lui-même…
Le thème de l’autoportrait a bien joué un rôle important dans la peinture du Caravage, un sujet d’ailleurs fort courant pour les peintres – le propos de Michael Fried est habillement accompagné d’une galerie de tableaux des plus représentatifs (Raphaël, Giorgione, Le Tintoret, Andrea Del Sarto, Paolo Lomazzo, Carrache, Rubens, Rembrandt, Caillebotte…) – si bien qu’il s’inscrit dans une volonté de dire que ce moment immortalisé sur la toile provient d’un processus correspondant à l’acte continu, répétitif et en partie automatique de peindre. Un moment d’immersion car le peintre est si absorbé par son « travail » qu’il est déconnecté de la réalité. D’autre part, apparaît également cette possible dissociation entre l’instant où le peintre se dépare de la toile en la considérant comme s’il la regardait pour la première fois : moment spéculaire qui souligne la relation strictement visuelle – ou optique – qui s’établit alors entre le peintre-spectateur et l’image – ou l’artefact – à quoi il vient de donner forme…
Mais ce qui marque le regardeur face à un Caravage, c’est sans nul doute cet absorbement, cette technique qui montre le sujet totalement « retourné » vers, dans le tableau, absorbé, loin, si loin d’un hypothétique spectateur. Cette invention de l’absorbement permet de promouvoir un mode de communication émotionnelle puissant par le biais d’une expressivité minimaliste. Le Caravage est donc parvenu, selon Michael Fried, à projeter ses affects et son intime conviction d’une intériorité sur des figures peintes qui semblent souvent n’offrir qu’une base extrêmement ténue à ce type de projection. Ces toiles représentaient souvent un seul personnage (Saint François en méditation ou Madeleine repentante), puis le peintre s’est aventuré vers l’idée de groupe hétérogène, comme dans La Mort de la Vierge ou, enfin, par des tableaux nous présentant plusieurs figures étroitement liées mais toujours absorbés (Le Couronnement d’épines).
C’est ici un phénomène nouveau dans l’histoire de la peinture que le Caravage expérimente : il y soulève la question de savoir quelle signification, sur le plan émotionnel, spirituel et artistique, il convient de prêter aux visages du Christ et de l’observateur de ce Couronnement.
Unique, la peinture du Caravage pourrait – mais ne doit en aucun cas ! – se résumer par un jeu croisé qui s’opère entre immersion et spécularité, image peinte et image-reflet, absorbement et adresse ; et la conception du sujet lié à l’apparition du tableau, non plus pensé pour un lieu précis, mais bien comme un objet de collection.
Le Caravage a osé refuser l’idéalisme et la pratique du maniérisme pour donner réalité à un
nouvel élan qui lui permettra de se transporter dans un domaine qui tourne vers
l’humain sa face étrange. Et cela non par un coup d’éclat mais en ancrant toute son œuvre sur ce postulat de
départ, jusqu’au Martyre de sainte Ursule,
tableau où il atteint sans doute le summum de sa lucidité.
Tirés de ses plus fameuses conférences, les chapitres de ce très beau livre – avec si peu de notes de bas de page que l’on avait oublié combien cela est plaisant de lire sans avoir sans cesse à devoir se détourner – vous embarquent dans un drôle de voyage – où l’on apprend quelques croustillants détails sur la vie mouvementée du Caravage, entre son passage éclair dans l’ordre de Malte et l’altercation avec un tiers, à Naples, qui dégénéra et le défigura – le tout peuplé de magnifiques reproductions. Un hymne à la beauté qui, en ces temps de cruauté, nous rappelle que l’Homme est aussi un créateur de sublime…
François Xavier
Michael Fried, Le moment Caravage, traduit de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert, 287 x 220, relié sous jaquette couleur, 200 illustrations couleur, Hazan, avril 2016, 312 p. – 58,00 €
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