Le moment Caravage

Micheal Fried est l’un des principaux historiens et critiques d’art de ces cinquante dernières années. Il examine ici – sous un angle novateur – l’un des artistes les plus décisifs de la culture occidentale : Michelangelo Merisi da Cravaggio – dit le Caravage – (1571-1610). L’un des maîtres absolus de la peinture, le père du réalisme moderne… Alors que le hasard vient de nous signaler un tableau oublié dans un grenier (sic) qui n’en a pas fini de faire parler de lui et d’alimenter la polémique dont est si friand le monde de l’art – et les spéculateurs (amusez-vous à comparer la somme évoquée si c’est un original et si c’est une pâle copie attribuée à l’un de ses élèves et/ou assistant ; alors que c’est toujours du même tableau qu’il s’agit !) – ce livre aborde le sujet avec trois postulats qui ont le mérite de n’être pas si souvent appliqués : une certaine intelligence dans l’interprétation associée à une érudition piquante de (possibles) vérités, une authentique approche historique qui en découle logiquement et une pointe de poésie, une subtilité de la théorie qui nous donne à lire des analyses très fouillées – et parfois inattendues – d’un grand nombre d’œuvres majeures.

 

Le premier aspect qui interpelle, comme l’on dit aujourd’hui, c’est de découvrir comment s’est instaurée, dans le monde artistique romain des années 1590-1600, l’idée que le tableau puisse, finalement, être considéré en tant qu’objet de collection autonome et indépendant.

Ce qui entraîna le second : l’aspiration, manifeste dans l’art du Caravage – et de ses disciples – à produire des œuvres indépendantes et autonomes qui ne passent plus obligatoirement par une quête de l’unité dramatique. Des particularités – réalisme, accentuation extrême du clair-obscur, référence obsessionnelle à sa propre apparence physique – qui trouvent leur justification dans la dissociation introduite entre le tableau et son environnement immédiat, voire entre le tableau et le peintre lui-même…

Michael Fried aborde également la question du statut et de la signification du réalisme propre au Caravage, une approche moderne de notre critique qui s’appuie sur ses travaux précédents de l’art de Gustave Courbet ; en effet, pour Courbet comme pour le Caravage, l’autoportrait  n’est rien de moins que fondateur – même entendu dans sa dimension implicite d’une métaphore de l’artiste en train de peindre son tableau. Il y a donc un point commun, hors norme, entre ces deux archiréalistes de la tradition occidentale, fort intéressant à étudier du point de vue historique, artistique et ontologique.

 

Le thème de l’autoportrait a bien joué un rôle important dans la peinture du Caravage, un sujet d’ailleurs fort courant pour les peintres – le propos de Michael Fried est habillement accompagné d’une galerie de tableaux des plus représentatifs (Raphaël, Giorgione, Le Tintoret, Andrea Del Sarto, Paolo Lomazzo, Carrache, Rubens, Rembrandt, Caillebotte…) – si bien qu’il s’inscrit dans une volonté de dire que ce moment immortalisé sur la toile provient d’un processus correspondant à l’acte continu, répétitif et en partie automatique de peindre. Un moment d’immersion car le peintre est si absorbé par son « travail » qu’il est déconnecté de la réalité. D’autre part, apparaît également cette possible dissociation entre l’instant où le peintre se dépare de la toile en la considérant comme s’il la regardait pour la première fois : moment spéculaire qui souligne la relation strictement visuelle – ou optique – qui s’établit alors entre le peintre-spectateur et l’image – ou l’artefact – à quoi il vient de donner forme…

 

Mais ce qui marque le regardeur face à un Caravage, c’est sans nul doute cet absorbement, cette technique qui montre le sujet totalement « retourné » vers, dans le tableau, absorbé, loin, si loin d’un hypothétique spectateur. Cette invention de l’absorbement permet de promouvoir un mode de communication émotionnelle puissant par le biais d’une expressivité minimaliste. Le Caravage est donc parvenu, selon Michael Fried, à projeter ses affects et son intime conviction d’une intériorité sur des figures peintes qui semblent souvent n’offrir qu’une base extrêmement ténue à ce type de projection. Ces toiles représentaient souvent un seul personnage (Saint François en méditation ou Madeleine repentante), puis le peintre s’est aventuré vers l’idée de groupe hétérogène, comme dans La Mort de la Vierge ou, enfin, par des tableaux nous présentant plusieurs figures étroitement liées mais toujours absorbés (Le Couronnement d’épines).

C’est ici un phénomène nouveau dans l’histoire de la peinture que le Caravage expérimente : il y soulève la question de savoir quelle signification, sur le plan émotionnel, spirituel et artistique, il convient de prêter aux visages du Christ et de l’observateur de ce Couronnement.

 

Unique, la peinture du Caravage pourrait – mais ne doit en aucun cas ! – se résumer par un jeu croisé qui s’opère entre immersion et spécularité, image peinte et image-reflet, absorbement et adresse ; et la conception du sujet lié à l’apparition du tableau, non plus pensé pour un lieu précis, mais bien comme un objet de collection.

Le Caravage a osé refuser l’idéalisme et la pratique du maniérisme pour donner réalité à un nouvel élan qui lui permettra de se transporter dans un domaine qui tourne vers l’humain sa face étrange. Et cela non par un coup d’éclat mais en ancrant toute son œuvre sur ce postulat de départ, jusqu’au Martyre de sainte Ursule, tableau où il atteint sans doute le summum de sa lucidité.


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Tirés de ses plus fameuses conférences, les chapitres de ce très beau livre – avec si peu de notes de bas de page que l’on avait oublié combien cela est plaisant de lire sans avoir sans cesse à devoir se détourner – vous embarquent dans un drôle de voyage – où l’on apprend quelques croustillants détails sur la vie mouvementée du Caravage, entre son passage éclair dans l’ordre de Malte et l’altercation avec un tiers, à Naples, qui dégénéra et le défigura – le tout peuplé de magnifiques reproductions. Un hymne à la beauté qui, en ces temps de cruauté, nous rappelle que l’Homme est aussi un créateur de sublime…

 

François Xavier

 

Michael Fried, Le moment Caravage, traduit de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert, 287 x 220, relié sous jaquette couleur, 200 illustrations couleur, Hazan, avril 2016, 312 p. – 58,00 €

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