Les Achromes de Manzoni sont à voir à Lausanne

Lausanne, encore, toujours Lausanne qui n’en finit plus de me séduire : après la Fondation de l’Hermitage, un détour par le Musée cantonal des Beaux-Arts qui propose jusqu’au 25 septembre 2016 l’exposition Achrome. Piero Manzoni, la peinture sans couleur.

Manzoni, ce nom ne vous dit rien ? Pour de très nombreuses personnes, c’est un escroc qui s’est amusé, en 1961, a « inventer » la fameuse boîte Merde d’artiste, qui est sensée renfermer 30g de ses excréments et qui devrait se vendre au prix de l’or. Elle est d’ailleurs dans les collections de Beaubourg mais rassurez-vous, c’est un don ; l’Institution n’est pas allée jusqu’à acheter de la merde, en vrai… Métaphoriquement, c’est un autre débat (sic)…

Mais il faut savoir poursuivre au-delà du geste potache d’un « gamin » de vingt ans, et ne surtout pas l’enfermer dans ce seul acte, comme la grande majorité des gens le font. D'autant que le même Manzoni s’est aussi amusé à signer sur des mannequins, les transformant, selon ses dires, en Scultura vivente (1961) : on devine donc où José Carlos Somoza puisa son idée de départ pour son magistral Clara et la pénombre. 

Il faut surtout voir comment Manzoni, lui aussi, un beau jour, tenta d’abandonner les couleurs pour le monochrome : le voilà en exact reflet de Soulages et de son outre-noir, dans une démarche allant vers la non-couleur, ce blanc qui ne serait pas, exactement, blanc mais plutôt en approche de la transparence qui ne s’expose pas : le voici donc obligé de biaiser avec… l’achrome.

 

Remettons les choses en perspective : les années 1950-60 intègrent le readymade de Duchamp et quelques artistes décident alors de suivre une autre voie : s’affranchir, marcher à contre-sens, tout remettre en cause pour tenter l’expérience de l’art total, de l’art absurde, de l’Art, en un mot. Sans aucune concession : ils se nomment Piero Manzoni, Lucio Fontana qui attaquera physiquement la toile, allant jusqu’à la percer ou la découper ; ou encore Yves Klein, lui aussi « inventeur » d’un célèbre bleu et qui invita aussi des mannequins dans sa démarche, les recouvrant de peinture et les laissant s’ébattre sur la toile…

Ce dernier va inspirer Manzoni, qui avait débuté son parcours d’autodidacte – après des études de philosophie – en peignant une série à dominante noire figurant des empreintes d’objets. Mais la confrontation avec les monochromes bleus de Klein seront une révélation, et le fondateur du Groupe nucléaire poussera plus loin en tentant d’abolir la couleur : naissance des Achromes.


 

Terrassé par la maladie à vingt-neuf ans, Piero Manzoni réussit néanmoins à marquer son époque et cette comète facétieuse influencera ses pairs : ceux du groupe Zero, de l’Arte Povera ou de l’art conceptuel.

Aussi, le cœur de son œuvre à laquelle il aura le plus investi – sept ans – est constitué de toutes ses expériences visant à appréhender l’après-monochromie, cette a-chromie, l’absence même de la couleur !

Dans une volonté de remise en cause de la surface picturale et de la gestualité psychologique, qui domine dans la peinture informelle et lyrique de l’après-guerre, Piero Manzoni évacue de l’œuvre couleur et dessin. Ce rejet de la tradition picturale passe par un refus du pinceau et de la peinture au profit de matériaux étrangers à la tradition picturale : kaolin, coton industriel, fausse fourrure, polystyrène, petits pains, cailloux, etc.


« Ici limage prend la forme dans sa fonction vitale : elle ne pourra valoir pour ce qu'elle rappelle, explique ou exprime (éventuellement, il est question de fonder) ni voudra-t-elle ou pourra-t-elle être expliquée comme l'allégorie d’un processus physique : elle ne vaut que dans la mesure où elle est : être. » Piero Manzoni, décembre 1957

 

En effet, dès 1956, Piero Manzoni envisage l’œuvre d’art comme une « zone authentique et vierge », un « alphabet d’images premières » débarrassé des « gestes inutiles ». Un certain Christian Jaccard ne pensa pas autrement quand il tourna le dos à la peinture de chevalet pour brûler ses toiles ou ériger des sculptures de nœuds… Manzoni met très rapidement en place un principe de composition minimal, le plus souvent une ligne qui divise la toile en deux zones inégales.

Mais attention, il ne s’agit en rien d’une primaire tabula rasa que l’artiste italien imposerait mais, au contraire, un terrain fertile qu’il va exploiter dès 1959 : juxtaposition des carrés, grille, organisation géométrique... L’abstraction est maîtrisée, dirigée et le rendu strict de l’application mathématique d’une méthode est tempéré par le caractère organique du kaolin.

Viendront par la suite la série en toiles plissées recouvertes de cette argile naturelle très blanche qui offre un rendu plus élégant que le plâtre des débuts. Les plis, pétrifiés, se figent dans leur mouvement, évoquant aussi bien les drapés des sculptures de marbre que les draps d’un lit défait après l’amour…

Lorsqu’il utilise la toile, l’artiste y applique une gestualité minimale : plissage, traçage, couture, badigeonnage, le tout donnant lieu à des formes approximatives : plis, quadrillages, lignes, etc. Les surfaces sont rarement lisses et mettent en avant les irrégularités aléatoires de la matière.

 

L’ambigüité sculptures/peintures se fait plus forte quand apparaît le coton hydrophile dans les années 1960-61, un matériau mou et instable qui affirme doublement sa volonté d’achromie puisque naturellement, le coton est neutre, sans couleur…

Mais achromie pouvant aussi se comprendre comme une indétermination chromatique, Manzoni va expérimenter les effets de couleurs qu’il obtient par l’utilisation de morceaux de verre coloré et de matériaux à la couleur variable. Il veut faire des tableaux « qui change(nt) de couleur avec le changement des saisons », écrit-il à Henk Peeters.

Le voilà alors engagé dans un autre combat : parvenir à exploiter l’instabilité chromatique offerte par le chlorure de cobalt, dont la couleur varie du rose au bleu en fonction de l’hygrométrie. Ces Achromes traduisent donc la volonté énoncée dans le manifeste Per una pittura organica (1957), celle d’une œuvre d’art vivante, autonome, dont l’existence est indépendante de l’intervention de l’artiste.


 

Manzoni voulait « se libérer (…) des gestes inutiles », voir l’œuvre d’art comme « expression première et directe », ne plus avoir à peindre, donc congédier la main de l’artiste : une utopie qui remet le regardeur à la place de l’acteur, qui hésite à se rapprocher, à toucher l’œuvre, à sentir son relief, ses peluches, sa rugosité… à percer le mystère.

 

François Xavier

 

Choghakate Kazarian & Camille Lévêque-Claudet (sous la direction de), Piero Manzoni – Achrome, 245 x 285, couverture rigide thermoformée, 140 illustrations couleur et noir & blanc, Hazan, mai 2016, 196 p. – 35,00 euros

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