Les Achromes de Manzoni sont à voir à Lausanne

Manzoni, ce
nom ne vous dit rien ? Pour de très nombreuses personnes, c’est un escroc
qui s’est amusé, en 1961, a « inventer » la fameuse boîte Merde d’artiste, qui est sensée
renfermer 30g de ses excréments et qui devrait se vendre au prix de l’or. Elle
est d’ailleurs dans les collections de Beaubourg
mais rassurez-vous, c’est un don ; l’Institution n’est pas allée jusqu’à
acheter de la merde, en vrai… Métaphoriquement, c’est un autre débat (sic)…
Mais il faut savoir poursuivre au-delà du geste potache d’un « gamin » de vingt ans, et ne surtout pas l’enfermer dans ce seul acte, comme la grande majorité des gens le font. D'autant que le même Manzoni s’est aussi amusé à signer sur des mannequins, les transformant, selon ses dires, en Scultura vivente (1961) : on devine donc où José Carlos Somoza puisa son idée de départ pour son magistral Clara et la pénombre.
Il faut surtout voir comment Manzoni, lui aussi, un beau jour, tenta d’abandonner les
couleurs pour le monochrome : le voilà en exact reflet de Soulages et
de son outre-noir,
dans une démarche allant vers la non-couleur, ce blanc qui ne serait pas,
exactement, blanc mais plutôt en approche de la transparence qui ne s’expose pas : le voici donc obligé de
biaiser avec… l’achrome.

Ce dernier va inspirer Manzoni, qui avait débuté son parcours d’autodidacte – après des études de philosophie – en peignant une série à dominante noire figurant des empreintes d’objets. Mais la confrontation avec les monochromes bleus de Klein seront une révélation, et le fondateur du Groupe nucléaire poussera plus loin en tentant d’abolir la couleur : naissance des Achromes.

Terrassé
par la maladie à vingt-neuf ans, Piero Manzoni réussit néanmoins à marquer son
époque et cette comète facétieuse influencera ses pairs : ceux du groupe
Zero, de l’Arte Povera
ou de l’art conceptuel.
Aussi, le cœur de son œuvre à laquelle il aura le plus investi – sept ans – est constitué de toutes ses expériences visant à appréhender l’après-monochromie, cette a-chromie, l’absence même de la couleur !
Dans
une volonté de remise en cause de la surface picturale et de la gestualité
psychologique, qui domine dans la peinture informelle et lyrique de
l’après-guerre, Piero Manzoni évacue de l’œuvre couleur et dessin. Ce rejet de
la tradition picturale passe par un refus du pinceau et de la peinture au
profit de matériaux étrangers à la tradition picturale : kaolin, coton
industriel, fausse fourrure, polystyrène, petits pains, cailloux, etc.
« Ici l’image
prend la forme dans sa fonction vitale : elle ne pourra valoir pour ce
qu'elle rappelle, explique ou exprime (éventuellement, il est question
de fonder) ni voudra-t-elle ou pourra-t-elle être expliquée comme
l'allégorie d’un processus physique : elle ne vaut que dans la mesure où elle est : être. » Piero Manzoni, décembre 1957
En effet, dès 1956, Piero Manzoni envisage l’œuvre d’art comme une « zone authentique et vierge », un « alphabet d’images premières » débarrassé des « gestes inutiles ». Un certain Christian Jaccard ne pensa pas autrement quand il tourna le dos à la peinture de chevalet pour brûler ses toiles ou ériger des sculptures de nœuds… Manzoni met très rapidement en place un principe de composition minimal, le plus souvent une ligne qui divise la toile en deux zones inégales.

Viendront par la suite la série en toiles plissées recouvertes de cette argile naturelle très blanche qui offre un rendu plus élégant que le plâtre des débuts. Les plis, pétrifiés, se figent dans leur mouvement, évoquant aussi bien les drapés des sculptures de marbre que les draps d’un lit défait après l’amour…
Lorsqu’il utilise la toile, l’artiste y applique une gestualité minimale : plissage, traçage, couture, badigeonnage, le tout donnant lieu à des formes approximatives : plis, quadrillages, lignes, etc. Les surfaces sont rarement lisses et mettent en avant les irrégularités aléatoires de la matière.
L’ambigüité sculptures/peintures se fait plus forte quand apparaît le coton hydrophile dans les années 1960-61, un matériau mou et instable qui affirme doublement sa volonté d’achromie puisque naturellement, le coton est neutre, sans couleur…
Mais
achromie pouvant aussi se comprendre comme une indétermination chromatique,
Manzoni va expérimenter les effets de couleurs qu’il obtient par l’utilisation
de morceaux de verre coloré et de matériaux à la couleur variable. Il veut
faire des tableaux « qui change(nt) de couleur avec le changement des
saisons », écrit-il à Henk Peeters.
Le voilà alors engagé dans un autre combat : parvenir à exploiter l’instabilité chromatique offerte par le chlorure de cobalt, dont la couleur varie du rose au bleu en fonction de l’hygrométrie. Ces Achromes traduisent donc la volonté énoncée dans le manifeste Per una pittura organica (1957), celle d’une œuvre d’art vivante, autonome, dont l’existence est indépendante de l’intervention de l’artiste.

Manzoni voulait « se libérer (…) des gestes inutiles », voir l’œuvre d’art comme « expression première et directe », ne plus avoir à peindre, donc congédier la main de l’artiste : une utopie qui remet le regardeur à la place de l’acteur, qui hésite à se rapprocher, à toucher l’œuvre, à sentir son relief, ses peluches, sa rugosité… à percer le mystère.
François Xavier
Choghakate Kazarian & Camille Lévêque-Claudet (sous la direction de), Piero Manzoni – Achrome, 245 x 285, couverture rigide thermoformée, 140 illustrations couleur et noir & blanc, Hazan, mai 2016, 196 p. – 35,00 euros
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