Malewicz & l’absolue peinture

Le 15 décembre 1915 s’ouvrit une nouvelle voie dans l’art abstrait/non objectif, un des plus grands bouleversements que les arts plastiques occidentaux aient connus depuis des siècles ! Par un soir glacé, le public de Pétrograd découvrit, lors du vernissage de l’exposition « 0,10 » (sous-titrée « Dernière exposition futuriste ») qui se tenait dans les salons de Nadejda Dobytcihna, trente-neuf peintures « non objectives » ; des œuvres qui avaient de quoi choquer un public averti : réalisées avec des plans de couleurs géométriques, elles s’inscrivaient hors de toute ressemblance au monde réel. Le cordon ombilical de la tradition mimétique était donc alors coupé de manière définitive !
Dans une modeste plaquette, éditée pour l’occasion, l’on pouvait lire que Kazimierz Malewicz annonçait par cet acte l’avènement du suprématisme. Une nouvelle conception des arts dont il s’octroyait fièrement la paternité…  

Mais faisons un petit effort de vérité, d’authenticité, en orthographiant correctement le nom de ce peintre polonais né en Ukraine (1878) : Kazimierz Malewicz – même s’il se prononce, en effet, Malévitch –, lui qui brûla les étapes de l’évolution et se retrouva très vite incompris. Sa peinture, création plastique en deux, trois et « quatre » dimensions, érigée en système esthétique englobant tous les arts, versait sans doute trop dans la philosophie, à l’instar d’un Kandinsky que l’on peine, encore aujourd’hui, à comprendre totalement…
Théoricien obsédé par l’image, Kazimir Malewicz va encore travailler longtemps comme employé des chemins de fer avant de pouvoir pleinement se consacrer à son œuvre…

 

 

De fait, ses tableaux sont nettement moins présents dans les grands musées que ses pairs (Mondrian, Picasso, Klee, Kandinsky), et seulement trois collections importantes sont répertoriées dans le monde. Elles se trouvent, d’une part au musée d’art moderne de New York (MOMA) – détenteur du Carré blanc – à Amsterdam au Stedelijk Museum, qui a acquis, en 1956, la quasi totalité de ce qui constituait la grande exposition berlinoise de 1927 et à Saint-Petersbourg – c’est là que le peintre est mort ; le contenu de son atelier a été transféré dans le musée de la ville quand s’est déclenchée la Seconde Guerre mondiale et, par la suite, le musée s’est porté acquéreur de cet ensemble, qui est venu s’ajouter aux quelques toiles suprématistes achetées auparavant, au début des années 1920. Mais il est très difficile de voir cette collection dans son intégralité, les œuvres étant très souvent prêtées pour des expositions temporaires…
On peut aussi signaler des ensembles moins importants, mais conséquents tout de même, qui sont visibles au musée Ludwig de Cologne, au musée Wilhelm Hack de Ludwigshafen. À Moscou, la galerie Tretiakov possède quelques toiles importantes, dont le Carré noir. En France, le Centre Pompidou est le seul musée qui ait des œuvres de Malewicz (dont la Croix noire) dans ses collections permanentes. Enfin, quelques tableaux sont disséminés un peu partout – à Stockholm, au Japon, etc.

 

Le grand public a entendu parfois son nom (et l’enferme très vite dans les fameux carrés) mais n’en sait pas plus. Et quelle erreur ! Car sa peinture balaya tous les styles et son génie l’incita aussi à s’adonner à l’architecture, avec sa fameuse maison en dehors du monde, prévue pour la lune ou tout autre désir d’ailleurs ; sans oublier son approche du design avec ses célèbres cafetières…
Étudiant à Moscou, subjugué par la peinture impressionniste française puis par le symbolisme qu’il adopte contre le naturalisme qu’il abhorre, Kazimir Malewicz épousera l’idée que « la couleur libèrera la peinture de l’illusion naturaliste et libèrera l’imagination » de l’artiste. Il se lance alors dans une folle entreprise qui le conduira à participer en 1912 à l’exposition-manifeste de Munich le Cavalier bleu.

Puis il conjuguera le cubisme à la tradition russe de l’icône et à la représentation du monde rural qui le conduira tout naturellement au suprématisme, cette géométrie monochrome si décriée – rectangle noir sur fond blanc, puis le fameux carré blanc sur fond blanc (1918)  – pour apprivoiser le gouffre de l’infini…

 

 

N’oubliez jamais que cet artiste fut un peintre-philosophe, fervent catholique (dans un environnement orthodoxe) et donc aussi, et peut-être même avant tout, un moraliste. Tout aussi imprégné de spiritualité que Nietzsche ou Kandinsky, son travail de création s’inclut dans la constellation intellectuelle de l’époque, famille de l’âme pour laquelle la finalité morale constitue le socle d’un nouvel humanisme moderne qui pointe, un humanisme exigeant, mais surtout une doctrine qui se veut en tout premier lieu généreuse et intrinsèquement optimiste. Cet humanisme-là, voulu, conçu, aspire à fournir au « nouvel homme » une structure symbolique et des concepts cognitifs sur lesquels il puisse s’appuyer dans un univers où les repères de connaissance, donc de l’existence humaine, sont de plus en plus en perpétuelle transformation.

Replaçons-le dans ce contexte historique qui imposa aux Hommes une révolution scientifique fondamentale d’où en découla une non moins radicale mutation philosophique. Si l’on y ajoute le bouleversement quantitatif résultant de la très forte démographie qui entraîna de violentes destructions, ouvrant à grands les vantaux des doctrines totalitaires, la réaction d’un « honnête homme » à ce nouvel humanisme devient compréhensible, elle n’en est pas pour autant excusable par le Pouvoir. Tel un Prométhée des temps modernes, Malewicz, dont la générosité créatrice est illimitée, et ses pairs, seront persécutés dans la première moitié du XXe siècle.
 

Kazimierz Malewicz aspirait à la lucidité : critique, autocritique aussi mais se bornant aux parois infranchissables de l’inconscient. Cet héritage polonais qui nourrissait ses questionnements, ses origines qu’il portait comme une croix, lui le pestiféré trop souvent montré du doigt, porteur d’une « polonité » de sacristain (catholique) trop lourde pour ses épaules d’artiste ; non seulement dans son milieu artistique, « mais aussi face au mépris social dont il faisait constamment l’expérience en raison de son provincialisme d’hobereau polonais appauvri et surtout en raison des vieux démons du monocentrisme culturel russe, déformation identitaire que l’idéologie stalinienne transforma rapidement en levier d’oppression sociale », comme le nota très justement André Nakov…

Spécificité culturelle d’une position socio-ethnique de Malewicz qui explique, par ailleurs, sa réussite à Saint-Pétersbourg (alors Petrograd) et surtout à l’étranger (en Allemagne). Et les impasses moscovites auxquelles il fut confronté, que l’on aurait tort de limiter – comme Jean-Claude Marcadé – à la seule censure sociopolitique instaurée après Octobre 1918, montrent que Malewicz dut combattre à Moscou deux forces d’opposition : le rejet de son projet esthétique, présenté entre 1916 et 1919, par ses propres amis modernistes ; et le refus brutal et sans appel du suprématisme dès 1920.
Choc des cultures et des modes de pensée, défis transnationaux que seul l’essayiste et penseur polonais Czeslaw Milosz, agissant en authentique citoyen du monde et interprète raffiné des questions culturelles supranationales, peut expliciter subtilement en démêlant les fils d’une réflexion dont les méandres sont multiples…

 

On a beau connaître la petitesse humaine et les querelles entre chercheurs mais parfois la bassesse nous surprend encore, preuve que l’Homme est réellement un misérable : l’introduction de cette monographie est en réalité… un règlement de comptes et une parodie d’autosatisfaction. Débutant son propos en rappelant que son premier livre sur Malewicz lui a valu un prix, Jean-Claude Marcadé fusille ensuite André Nakov : il ne cite que le catalogue raisonné qu’il publia chez Adam Biro en omettant d’informer le lecteur qu’il est amputé de la bibliographie et du chapitre décrivant les spécificités de la technique et des modes d’exécution de Malewicz (sic), ce qui heurta Nakov qui se brouilla avec l’éditeur qui abandonnait ainsi le projet au milieu du gué !
Et en oubliant sciemment de citer l’extraordinaire monographie en 4 volumes, Kazimierz Malewicz – le peintre absolu, parue en avril 2007 (pour compléter la publication de Biro, en reprenant dans le tome 4 la partie manquante) chez Thalia éditions, saluée, elle aussi par un prix, le prestigieux prix de l’Académie des Beaux-arts, Institut de France ; ouvrage fort remarqué par la presse internationale d'ailleurs et qui paru, en 2010 à Londres, chez Lund Humphries, sous le titre Malevich Painting the Absolute. Pour quelque chose d’insignifiant, on a vu pire…
Puis il le couvre de reproches : un travail qui « ne correspond guère aux règles scientifiques habituellement admises », « mélange la trame chronologique et la trame interprétative » (comme si l’étude d’un artiste devait se faire selon les règles mathématiques quand, justement, c’est en fouillant au-delà de la seule chronologie, que l’on peut tenter de parvenir à cerner l’œuvre), et userait « d’appellations totalement arbitraires et subjectives ». C’est évident, seul monsieur Marcadé est habilité à parler de Malewicz. Sauf que. Sauf que André Nakov, dont cette pénible anecdote m’a fait rouvrir le coffret Thalia, a passé près de trente ans à l’étudier, dont six ans, seul, dans le Morvan… Sans parler des très nombreux voyages en Russie. Et que c’est lui qui, dans le monde, fait autorité ! Mais il est vrai qu’au CNRS rien n’existe au-delà des frontières françaises… et qu’André Nakov publie beaucoup en anglais (crime de lèse majesté).

C’est aussi oublier un peu trop vite le parcours de Nakov, dont la mère est polonaise, et qui alla donc étudier à Varsovie l’histoire de l’art et la philosophie après son bac, d’où son approche ontologique de l’œuvre de Malewicz, du mystère Malewicz qu’un esprit occidental ne peut saisir dans son ensemble… Il y va de cette âme slave que le Français ne comprend pas, il y va des années que Nakov a passées en Russie sur les traces du peintre, etc. Comment balayer tout cela d’une seule phrase ?

Et puis quand on tourne la page, quelque chose saute aux yeux : Marcadé fait naître Malewicz en 1879 quand tout le monde indique 1878, idem pour son mariage que toutes les encyclopédies situent en 1899, sauf Marcadé : 1902. Quid ? Est-il si brillant, compétent, qu’il peut à lui seul réviser l’histoire ?
Sans parler de ce ton sous-jacent dans le rabat de la couverture qui interpelle dès que l’on a, comme moi, la manie de lier les fils invisibles qui relient notre univers : pourquoi cette obsession soudaine pour rattacher Malewicz, polonais, passeport soviétique, à cette Ukraine si tristement d’actualité ? Tenter par le biais de l’histoire de l’art de dévier certaines idées à dessein politique, ou justifier la lubie d’un auteur par une nouvelle publication en actualisant l’angle de l’étude ?
Pourquoi vouloir « révéler l’importance de la composante ukrainienne dans la personnalité humaine et artistique de Malévitch »… « Lors de sa réukrainisation, Malévitch propose ses propres solutions picturales »… Ça laisse dubitatif, avec un drôle de goût dans la bouche.
Car si Malewicz contra avec ses propres solutions picturales les mouvements de l’avant-garde ukrainienne des années 1920, le spectralisme de Bogomazov et le néo-byzantinisme de Mykhaïlo Boïtchouk, il n’en demeure pas moins Polonais !
C’est d’autant plus surprenant de la part d’un « monsieur-je-sais-tout » qu’il oublie que les Polonais avaient, ont serti, gravé à jamais, pour toujours dans leur âme et leur cœur l’amour absolu de la Patrie ; il n’y a qu’à lire Les Aïeux d’Adam Mickiewicz pour comprendre que ce n’est pas une naissance en Ukraine qui fera de Malewicz un ukrainien : Malewicz est un peintre polonais, et le sera toujours, à la rigueur de nationalité soviétique, mais jamais ukrainien…  et encore moins russe.

C’est tenir en peu d’estime la Pologne, ce pays disparu pendant plus d’un siècle, dépecé, recomposé, démantelé, martyrisé, dont le peuple n’aura de cesse de veiller à préserver et poursuivre l’extraordinaire patrimoine culturel en s’opposant à toutes les formes d’assimilation, car cela signifierait sa dilution puis sa disparition… 
On retiendra donc de cet ouvrage la richesse des annexes qui comportent des essais qui traitent des rapports de Malewicz avec Nathalia Gontcharova et Larinov, avec Picasso, Mondrian, Chagall ; et un essai sur le caractère utopique et visionnaire de sa pensée théorique et picturale.

François Xavier

Jean-Claude Marcadé, Malévitch, 272 x 325 dans un coffret, 250 illustrations couleur et n&b, Hazan, octobre 2016, 320 p. – 99,00 €

 

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