Otto Dix et le Retable d'Issenheim : courage fuyez !

Le Musée Unterlinden de Colmar fut inauguré par le président de la République le 23 janvier 2016, après trois années de travaux, et la première exposition (qui court jusqu’au 30 janvier 2017) depuis sa réouverture est consacrée à Otto Dix (1891-1969), l’un des artistes allemands les plus "importants" du XXe siècle qui demeure néanmoins très peu représenté dans les collections publiques françaises. Il faut dire qu’il n’est pas d’un premier abord facile, ni même d’un second d’ailleurs…
Peintre des enfers dirions-nous, couleur et thème criards, violents, dérangeants et loin, très loin de toute beauté ;  quand il ne sombre pas dans le cul-cul si honnis par Gombrowicz avec ses portraits aux tons layette ou ses paysages saturés, étouffants...
On comprend vite pourquoi il n’est exposé que tous les dix ans, et encore (rétrospective en 1972 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, puis fin des années 1980 pour voir de nouvelles expositions monographiques). À Colmar, il faut remonter à 1996 lors d’une exposition qui évoquait l’influence des maîtres anciens dans son œuvre, parmi lesquels Hans Baldung Grien, Matthias Grünewald, Lucas Cranach, Albrecht Dürer et Hans Holbein.

 

Cette année, le concept qu’il aura fallu inventer pour justifier de ressortir ces horreurs est la rencontre entre l’œuvre d’Otto Dix et le chef-d’œuvre de Grünewald, le Retable d’Issenheim (1512-1516).
On imagine aisément lequel est en train de faire des saltos dans sa tombe, mais tant pis, le mal est fait et les fantômes ne savent toujours pas se venger de nos médisances…

 

Les historiens d’art constatent en France la reconnaissance tardive de celui qui pilote la Nouvelle Objectivité avec le premier achat en 1961 du Portrait de la journaliste Sylvia von Harden datant de 1926 par le Musée d’Art moderne ; puis la rétrospective de 1972.

Un oubli dû aux guerres ou une querelle plus profonde entre les deux pays dans le domaine culturel, Otto Dix œuvrant de l’autre côté du Rhin pour tenter de revaloriser la peinture allemande face à la prééminence de l’art français au début du XXe siècle ?

 

Il y a des peintures qui ne passent pas, quoiqu’on puisse en dire, l’arête reste en travers de la gorge. Et quelle que soit l’origine du parcours d’Otto Dix, peintre expressionniste puis dadaïste puis membre vériste de la Nouvelle Objectivité, ce chroniqueur de son temps livre des tableaux difficilement regardables…

Enfin, puisqu’il en faut pour tout le monde, si le cœur vous en dit, voici ce qui vous attend dans cette dramaturgie en cinq actes :

- 1. La redécouverte du retable d’Issenheim. En 1853, la Société Schongauer crée dans l’ancien couvent des Dominicaines de Colmar son musée Unterlinden autour du chef-d’œuvre de Grünewald, le retable d’Issenheim, saisi pendant la Révolution dans la commanderie des Antonins d’Issenheim. Dès lors, le public, parmi lequel de nombreux artistes (Goutzwiller, Corinth, Böcklin), critiques d’art (Teodor de Wyzewa), écrivains (Huysmans, Verhaeren) et historiens (Friedländer), découvre cette œuvre maîtresse de l’histoire de l’art médiéval. Dans le contexte de la montée du nationalisme et de l’annexion de l’Alsace à l’Empire allemand, Grünewald devient une source d’inspiration majeure pour les artistes germaniques du tournant du XXe siècle tels que Beckmann, Ernst, Heckel, Nolde, Wollheim ou Otto Dix. Dès ses débuts expressionnistes, avant la Première Guerre mondiale, Otto Dix s’inspire des motifs du retable d’Issenheim pour exécuter ses œuvres les plus dramatiques. 

- 2. Dénonciation de la guerre et de ses conséquences. À la fin du conflit, le retable d’Issenheim continue d’inspirer les artistes allemands. Otto Dix s’en empare, d’un point de vue formel et technique, pour exprimer l’horreur de la guerre (gravures de La Guerre, 1924 ; triptyque de La Guerre, 1929-1932) et de ses conséquences (triptyque de La Grande Ville, 1927-1928).



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- 3. L’émigration intérieure sur les bords du lac de Constance. La montée du nazisme oblige Otto Dix à démissionner de ses fonctions de professeur aux Beaux-arts de Dresde. Les thèmes empruntés au retable d’Issenheim, tels que l’agression de saint Antoine (déclinée en plusieurs versions entre les années 1930 et 1940), vont lui permettre de dénoncer l’idéologie nazie, les menaces qui pèsent sur la liberté artistique et son exclusion en tant qu’artiste dégénéré.

- 4. Otto Dix à Colmar. Enrôlé dans le Volkssturm – la milice populaire censée épauler la Wehrmacht dans la défense du territoire du Reich –, Otto Dix est contraint de participer à l’âge de cinquante-quatre ans aux derniers combats de la Seconde Guerre mondiale sur le front occidental. Arrêté en Forêt Noire, il est incarcéré dans le camp de prisonniers allié du quartier du Logelbach à Colmar. Reconnu par le lieutenant français du camp comme l’un des représentants les plus fameux de la Nouvelle Objectivité, il bénéficie d’un traitement privilégié : il est intégré à un groupe d’artistes prisonniers et autorisé à travailler dans l’atelier du peintre colmarien Robert Gall.




- 5. Le retour en Allemagne. Une fois de retour chez lui, en février 1946, à Hemmenhofen – sur les bords du lac de Constance –, Otto Dix continue d’être hanté par le retable. Il trouve dans la symbolique de Grünewald le prétexte à exorciser les conséquences de la guerre et de l’obscurantisme en évoquant sa période d’incarcération pour montrer qu’il possède toujours en lui l’inépuisable espoir d’une rédemption. 

 

François Xavier


Christoph Bauer, Aude Briau, Frédérique Goerig-Hergott, Gitta Ho, Erdmuthe Mouchet, Daniel Schlier, Birgit Schwarz, Otto Dix et le Retable d'Issenheim, 200 illustrations couleur et noir & blanc, 230 x 208, Hazan / Musée Unterlinden de Colmar, coll. "Catalogues d’exposition", septembre 2016, 264 p. – 35,00 €

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